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torité, et le nom de Manzoni en a beaucoup en Italie, il est permis de discuter ses titres ; plus l’autorité est grande, plus le contrôle est nécessaire, la sévérité même légitime. Tant de gens sont enclins par la servilité ou la paresse de leur nature à faire leur soumission dans les mains du maître, qu’il est bon, dans l’intérêt de l’art, de n’introniser qu’avec précaution les maîtres littéraires.

Un autre reproche que je ferai à l’auteur de Carmagnola, c’est d’avoir trop caché la bure du pâtre sous la cuirasse du condottier. Son héros manque de souvenirs.

François Bussone, dit Carmagnola du nom de son village natal, n’était comme Sixte-Quint qu’un gardeur de pourceaux. Il s’éleva par sa bravoure et sa capacité militaire jusqu’à l’alliance des ducs de Milan dont il épousa une parente. Payé d’ingratitude par Philippe Visconti, dont il avait fait la fortune, il passa au service de Venise, fut mis à la tête des armées de la république, et, attiré dans un guet-apens par la seigneurie sombre et soupçonneuse, décapité pour prix de ses services. Il y a là certainement tous les élémens d’un drame fort, pathétique, et ces élémens donnés par l’histoire, il est permis de demander compte à l’artiste de l’emploi qu’il en a fait. Je répète donc ma question, et je demande à Manzoni où est le pâtre dans sa tragédie. Je vois partout le capitaine, nulle part le paysan parvenu. Le poète même oublie si bien la condition première de son héros, qu’il lui met dans la bouche ces singuliers vers :


.... Le crude
Ire di stato avversi[1] fean gran tempo
De’ Carmagnola e de’ Visconti il nome.


C’est di Carmagnola qu’il fallait dire, car il y a un Carmagnola dans l’histoire, les Carmagnola n’existent pas. C’est comme si le vainqueur de Toulouse, par exemple, eût dit à Louis XVIII que la guerre civile avait divisé le nom des Bourbons et des Soult.

Cette fatuité du pâtre parvenu est d’autant plus mal placée que

  1. Ne faudrait-il pas au lieu d’avversi, avverso, pour accorder l’adjectif avec son substantif, qui est nome ?