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Je ne voudrais pas donner, comme c’est la mode aujourd’hui, une importance exagérée à la charpente ; cependant je ne puis m’empêcher de reconnaître que Manzoni a par trop négligé l’art des ressorts dramatiques. Son respect de l’histoire dégénère en superstition ; il est méticuleux, et il oublie qu’on peut être inexact à force d’exactitude. L’histoire est une chose, le drame est une autre. Ce n’est pas le fait matériel qu’il importe de mettre si scrupuleusement en scène ; c’est l’esprit et les mille circonstances avérées ou seulement probables qui modifient le fait, et dans ce champ-là la carrière du poète est immense, sa liberté illimitée. Ces scrupules outrés sont d’autant moins concevables, que Manzoni lui-même a fait la distinction dans sa lettre française sur les unités, plaidoyer plein de finesse et remarquablement élégant d’une cause aujourd’hui gagnée. Pourquoi n’avoir pas été fidèle à sa propre théorie ?

Un autre défaut commun à tous ces caractères, à Carmagnola comme à Adelchi, à Charlemagne comme à Didier, c’est le manque de développement, le manque d’ampleur. Au lieu de tailler des statues comme Sophocle ou Goethe, il sculpte ses figures en demi-bosse.

La conclusion nette de tout ceci, c’est que Manzoni n’a pas le génie dramatique. Il n’a ni une de ces personnalités ardentes qui s’imposent aux hommes, ni une de ces vastes capacités qui embrassent tout pour tout comprendre. Il manque surtout, ou du moins il n’est pas assez possédé de ces chaudes sympathies sociales sans lesquelles il faut renoncer aux orageux triomphes du théâtre. Sa dignité, froide et contenue, est parfois glaciale. Il est tendre, mais sa tendresse reste à l’état paisible ; elle manque d’entraînement, elle ne se passionne pas : elle n’a pas ces émotions fortes, bouleversantes, qui secouent les âmes pour les vivifier, jamais de ces mots intimes, de ces cris puissans qui vont du cœur au cœur et font vibrer la fibre humaine au plus profond des entrailles.

La plupart des objections faites à Manzoni, poète tragique, sont applicables à Manzoni, romancier. Les Promessi Sposi, qui parurent en 1827, appartiennent à l’école de Walter Scott comme Carmagnola appartenait à celle de Goethe. Mais en passant du nord au midi, le système écossais a subi une heureuse transformation. Je ne crains pas d’affirmer qu’inférieur à Scott, sous le rapport de