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LETTRES D’UN VOYAGEUR.

compte de ses opinions à l’Europe entière ? savez-vous qu’il est bien capable de considérer votre couvent comme une imperceptible fraction de son auditoire ?

— Carliste ! c’est un carliste ! dit le père Hiéronyme en secouant la tête. — Parbleu ! il me paraît étrange d’entendre parler de ces choses-là dans le lieu et dans le pays où nous sommes, dis-je à voix basse à l’abbé, tandis que l’Arménien était distrait par Beppa qui touchait à sa grande bible manuscrite, et qui passait insolemment ses petits doigts sur les vives couleurs des peintures grecques semées sur les marges. Vous allez voir qu’il dira du mal de La Mennais, s’il se méfie de nous, dit l’abbé ; excitez-le un peu. — Est-ce que vous ne trouvez pas, mon père, dis-je au moine, que M. de La Mennais est un grand poète sacré ? — Poète ! poète ! répéta-t-il d’un air effrayé, vous ne savez donc pas le jugement de Sa Sainteté ? — Non, répondis-je. — Eh bien ! mon fils, sachez-le ; ce nouvel écrit est abominable, et il est défendu à tout chrétien de le lire. — Malheureusement je ne savais point cela, répondis-je, et je l’ai lu sans penser à mal. — Ce malheur-là a pu arriver à bien d’autres, dit l’abbé en souriant. C’est un génie si dangereux que celui de M. de La Mennais ! On peut bien le lire jusqu’au bout sans s’apercevoir du danger. — Sans doute, reprit le moine, ce n’est qu’après l’avoir lu, quand on y réfléchit, qu’on aperçoit le serpent caché sous les fleurs de la séduction. — C’est ce qui vous est arrivé après l’avoir lu, n’est-ce pas, mon frère ? dit l’abbé. — Je ne dis point que je l’aie lu, repartit le moine. Cela aurait bien pu m’arriver sans que je fusse fort coupable ; jugez-en : l’abbé de La Mennais vint ici après son entrevue avec le pape ; il parla avec moi. Tenez, il était assis à la place où vous êtes. Je vivrais cent ans que je n’oublierais ni sa figure, ni sa voix, ni ses paroles. Il me fit une grande impression, j’en conviens, et je vis tout de suite que c’était un de ces hommes qui peuvent, lorsqu’ils le veulent, servir la religion vigoureusement. Je m’imaginai qu’il était rentré de bonne foi dans le sein de l’église, et que désormais il serait son plus orthodoxe défenseur. Que voulez-vous, il parlait si bien ! il parlait comme il écrit… À ce qu’on dit, il écrit bien, ajouta l’Arménien qui se méfiait toujours du sourire ironique de l’abbé ; ce fut au point, continua-t-il, que je le priai sincèrement de m’envoyer le