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les nuées. Du monde inconnu qui est au-delà de votre île, un messager vous est venu. Vous l’avez pris pour la colombe, tant sa voix était belle et son aspect candide. Mais le pape vous dit que la colombe est un corbeau. Dites comme lui, ô fils de Noé le prudent ! Mais si l’ennemi du pape, battu par quelque tempête, revient quelque jour s’asseoir à l’abri de vos figuiers, passez bien doucement derrière le feuillage, ô bons pères ! et courbez vers lui le beau fruit au manteau déchiré[1]. Les hirondelles de l’Adriatique ne l’iront pas dire à Rome. S’il entre dans votre chapelle, laissez-le courber son vaste front devant votre madone. C’est un Turc qui l’a peinte, et pourtant elle est bien belle et bien chrétienne. Peut-être entendra-t-elle la prière de l’hérésiarque. Mais si elle le convertit à l’église romaine, gardez-vous bien de vous vanter du miracle opéré chez vous, frère Hiéronyme, qui avez commandé l’image sainte au pinceau musulman, et qui voudriez réprimer la parole terrible du croyant ; c’est vous qui, sous peine d’excommunication, seriez forcé de vous déclarer l’ennemi du pape. »


— Et toi, l’abbé, lui dis-je, ne serais-tu pas tenté par hasard de devenir l’ennemi du pape ? Ce rôle étrange ne leurre-t-il pas ton orgueil de quelque dangereuse promesse ? Mais c’est plus difficile en ce temps-ci que d’improviser une satire, prends-y garde. Le rôle est grave, et il ne suffit pas d’être un prêtre éloquent, il faut être un grand caractère, pour lever l’étendard de la révolte dans le concile. Respecte silencieusement l’habit que tu portes, à moins que tu ne te sentes aussi marqué du sceau fatal d’une grande destinée.

L’abbé, sans s’apercevoir de la fatuité de sa réponse, et s’abandonnant naïvement à une douloureuse préoccupation, dit en secouant la tête : — Il eût mieux valu cent fois être un gratteur de guitare à la toilette des Cidalises, passer sa vie à rire et à faire des bouts rimés, que de souffrir le poids des réflexions qui s’obstinent à creuser cette pauvre tête. La Mennais ! où êtes-vous ? ô Capellari ! que faites-vous ? De cette soutane noire, linceul de nos

  1. El figo col tabaro strapazza ; c’est une expression dont se sert le peuple de Venise.