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gile. Cependant ils sont encore honnêtes parce qu’ils sont Turcs, et qu’un Turc ne peut pas être fripon.

Après nous être séparés pour prendre quelques heures de repos, nous nous retrouvâmes à la fête ou sagra du Rédempteur. Chaque paroisse de Venise célèbre magnifiquement sa fête patronale à l’envi l’une de l’autre ; toute la ville se porte aux dévotions et aux réjouissances qui ont lieu à cette occasion ; l’île de la Giudecca, dans laquelle est située l’église du Rédempteur, étant une des plus riches paroisses, offre une des plus belles fêtes. On décore le portail d’une immense guirlande de fleurs et de fruits, un pont de bateaux est construit sur le canal de la Giudecca qui est presque un bras de mer en cet endroit ; tout le quai se couvre de boutiques de pâtissiers, de tentes pour le café, et de ces cuisines de bivouac, appelées frittole ; les marmitons s’agitent comme de grotesques démons au milieu de la flamme et des tourbillons de fumée d’une graisse bouillante dont l’âcreté doit prendre à la gorge ceux qui passent en mer à trois lieues de la côte. Le gouvernement autrichien défend la danse en plein air, ce qui nuirait beaucoup à la gaîté de la fête chez tout autre peuple ; par bonheur, les Vénitiens ont dans le caractère un immense fonds de joie : leur péché capital est la gourmandise, mais une gourmandise babillarde et vive, qui n’a rien de commun avec la pesante digestion des Anglais et des Allemands ; les vins muscats de l’Istrie à six sous la bouteille procurent une ivresse expansive et facétieuse.

Toutes ces boutiques de comestibles sont ornées de feuillage, de banderolles, de ballons en papier de couleur qui servent de lanternes : toutes les barques en sont ornées, et celles des riches sont décorées avec un goût remarquable. Ces lanternes de papier prennent toutes les formes : ici se sont des glands qui tombent en festons lumineux autour d’un baldaquin d’étoffes bariolées ; là, ce sont des vases d’albâtre de forme antique, rangés autour d’un dais de mousseline blanche dont les rideaux transparens enveloppent les convives ; car on soupe dans ces barques, et l’on voit, à travers la gaze, briller l’argenterie et les bougies mêlées aux fleurs et aux cristaux. Quelques jeunes gens habillés en femmes entr’ouvrent les courtines, et débitent des impertinences aux passans. À la proue,