Page:Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 4.djvu/154

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
150
REVUE DES DEUX MONDES.

couronne sans distinction le génie, la charité, le courage, le talent, ressemble plutôt à une excitation maladive qu’à un sentiment raisonné. Mais sais-tu qu’il y aurait bien peu de grands hommes dans le monde si l’on n’accordait ce titre qu’aux hommes de bien ?

— Je le sais ; mais qu’on les appelle comme on voudra, ce sont les seuls hommes que j’estime, pour lesquels je puisse me passionner, et que je veuille inscrire dans les fastes de la grandeur humaine. J’y ferai entrer les plus humbles, les plus ignorés, jusqu’à l’abbé de Saint-Pierre avec son système de paix universelle, jusqu’au dieu Enfantin malgré son habit ridicule et ses fantasques utopies ; tous ceux qui à quelques lumières auront uni de consciencieuses études, de patientes réflexions, des sacrifices ou des travaux destinés à rendre l’homme meilleur et moins malheureux. Je serai indulgent pour leurs erreurs, pour les misères de la condition humaine plus ou moins saillantes en eux ; je leur remettrai beaucoup de fautes, comme il fut fait à Madeleine, s’il m’est prouvé qu’ils ont beaucoup aimé. Mais ceux dont l’intention est froide et superbe, ces hommes altiers qui bâtissent pour leur gloire et non pour notre bonheur, ces législateurs qui ensanglantent le monde et oppriment les peuples pour avoir un terrain plus vaste et y construire d’immenses édifices, qui ne s’inquiètent ni des larmes des femmes, ni de la faim des vieillards, ni de l’ignorance funeste où s’élèvent les enfans ; ces hommes qui ne cherchent que leur grandeur personnelle, et qui croient avoir fait une nation grande parce qu’ils l’ont faite active, ambitieuse et vaine comme eux, je les nie, je les raie de mon tableau : j’inscris notre curé à la place de Napoléon.

— Comme tu voudras, répondit mon ami, qui ne m’écoutait plus. La nuit était si belle, que son recueillement me gagna. Des éclairs de chaleur blanchissaient de temps en temps l’horizon, et semaient de lueurs pâles les flancs noirs des forêts étendues sur les collines. L’air était frais et pénétrant sans être froid. Ce lieu est un des plus beaux de la terre, et aucun roi ne possède un parc plus pittoresque, des arbres d’une végétation plus haute, des gazons d’un plus beau vert et ondulés sur des mouvemens de terrain plus gracieux. Ce vallon frais et touffu est une oasis au milieu des tristes plaines qui l’environnent, et qui n’en laissent pas soup-