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lui a donnée. Deux statuines couronnent l’édifice, dont les piliers, les colonnettes, les corniches bronzées par l’humidité, dorées par le soleil, bravent toute la richesse des paroles et toute l’afféterie du langage. Rappelez-vous Canaletti, le seul artiste qui ait fait fuir et glisser jusqu’à l’horizon les quais ondoyans de Venise et reproduit leurs mille détails.

Quand Arétin vint habiter la ville libre de l’Italie, déjà l’Orient et le moyen-âge lui avaient imprimé son caractère propre. Il y avait long-temps que le trèfle et l’ogive, la colonnette et la dentelure, laissaient passage au soleil et à l’azur du ciel, long-temps que Venise était Venise. Sansovino et Palladio n’ont fait que compléter l’œuvre ; les croisades l’avaient commencée.

La porte est ouverte à deux battans ; le grand homme reçoit tant de monde, qu’il épargne à ses domestiques la peine de l’ouvrir. Les degrés de marbre d’un grand escalier peint à fresque vous conduisent à une vaste salle qui sert d’antichambre. Partout des statues, des esquisses dans des cadres, des fragmens de cartons, premières ébauches du Giorgion et du Titien. Six femmes, les cheveux tressés à la vénitienne, travaillent dans cette salle, pendant qu’une de leurs compagnes joue de l’Arpicordo, guitare un peu plus grande que la guitare moderne. Remarquez-les ; toutes jeunes et jolies, toutes sémillantes, fringantes et folles ; la maison leur appartient-elle ? Y a-t-il un maître dans cette maison ouverte à tous ? Voici la Marietta, qui a de si longs cheveux noirs ; la Chiara, Vénitienne blonde ; et la Margherita dont les traits merveilleusement fins et délicats ont été reproduits par Titien, mais que son maître appelle la Pocofila pour se moquer de l’intelligence bornée[1] que Dieu, par plaisanterie, a jetée dans ce beau corps.

Ces jolies femmes, ce sont les Arétines ; on les connaît sous ce nom dans Venise : l’Arétin les a baptisées. Le soleil qui tombe

    citer tous les passages à l’appui. Les Arétines, l’intérieur de la maison, le mobilier de l’Arétin, les bravades et les forfanteries du maître, ses bustes, ses médailles, ses sculptures, ses trophées littéraires, son cabinet, ses goûts gastronomiques, se retrouvent à toutes les pages de ses lettres, véritables confessions, pleines d’impudente verve, d’anecdotes familières et de curiosités historiques.

  1. Bocace emploie le sobriquet Pocofila, dans le même sens ironique.