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garde-manger qui atteste une prodigieuse consommation de viandes et de pâtisseries. Cette grande chambre, si bien éclairée, c’est la chambre du Titien qui vient souvent travailler chez son ami. Cet immense casier de bois d’ébène est rempli des lettres que toutes les célébrités contemporaines adressent à l’Arétin. Il y a un compartiment pour les princes, un pour les cardinaux, d’autres pour les bourgeois, les soldats, les capitaines, les grandes dames, les fils de famille, les musiciens, les peintres, les gentilshommes et les marchands. Le cabinet de travail de l’Arétin est la pièce la plus simple et la plus mal meublée de toute la maison. Vous n’y trouvez qu’un pupitre, des plumes, du papier. Notre homme est très fier de n’avoir pas besoin d’autres outils pour mener cette vie splendide et heureuse. « Par la grace de Dieu, s’écrie-t-il, je suis homme libre[1]. Je ne me fais pas même l’esclave des pédans. On ne me voit marcher sur la trace ni de Pétrarque, ni de Boccace. Mon génie indépendant me suffit. À d’autres la folie de vouloir atteindre la pureté du style et la profondeur de la pensée ; à d’autres la manie de se torturer, de se transformer et de cesser d’être eux-mêmes. Sans maître, sans art, sans modèle, sans guide, sans flambeau, je marche, et la sueur de mon écritoire (il sudore dei miei inchiostri) me donne le bien-vivre, le bien-être et la renommée. Que demanderai-je de plus ? Avec un bout d’aile et quelques rames de papier blanc, je me moque de l’univers. On dit que je suis fils de courtisane[2], je le veux bien ; mais j’ai l’âme d’un roi. Je vis libre, je jouis, je peux m’appeler heureux.

« Vous croyez connaître toute ma gloire ; et vous n’en savez pas la moitié. Mes médailles sont en or, en argent, en plomb, en cuivre, en bronze et en stuc. On place mon effigie sur les frontispices des palais. On grave ma tête sur les peignes, dans les assiettes, dans les ornemens des miroirs, comme celle d’Alexandre, de César ou de Scipion. Certains vases de cristal qu’on fabrique à Murano[3] se nomment les Arétins. Une race de chevaux a pris le

  1. Uomo libero per la grazia divina ; — V. le frontispice de ses ouvrages. Toutes les paroles que nous prêtons à l’Arétin sont traduites de ses lettres.
  2. L’Arétin est plus expressif.
  3. V. Dialoghi.