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JACQUES.

rait-il du même coup l’amour de Fernande ? Irait-il, couvert de sang, lui redemander sa tendresse évanouie ? Userait-il de sa force, brutalement, comme un libertin courageux ? Consentirait-il à recevoir ses baisers tremblans et à lire dans ses yeux le regret du mort dont il aurait pris la place ?

Il y a, je le sais, des hommes qui ne comprennent pas autrement la dignité virile.

Mais si l’amour vulgaire n’est qu’un égoïsme exalté, l’amour vrai s’élève jusqu’à l’abnégation. Jacques demande à Octave s’il veut prendre sur lui l’avenir de Fernande ; il reçoit sa promesse et renonce à se venger.

Son cœur saigne et se déchire ; mais il se trouve heureux de souffrir pour celle qu’il aime. Il pardonne, et défend à Octave de révéler ce qui s’est passé entre eux ; car la honte briserait Fernande.

Qu’elle soit heureuse par un autre ! Qu’elle vive près de lui sans remords et sans humiliation ! Qu’elle se confie aveuglément dans la crédulité de celui qu’elle a trompé ! Qu’elle accuse son indifférence ! Qu’elle impute à l’oubli, au dédain, à l’ingratitude la générosité qui la protége ! Qu’elle soit heureuse, mais qu’elle ne devine jamais le secret de son bonheur ? Qu’elle ignore jusqu’au dernier jour ce que son repos a coûté de larmes ! Qu’elle ne rougisse pas de son nouvel amour, qu’elle engage son cœur comme un bien qui lui serait rendu ! Qu’elle recommence une vie nouvelle ! Qu’elle refleurisse dans un air plus vif et plus fécond, et que le souvenir du passé ne tarisse pas la sève de son espérance !

Ici commence pour Jacques une lutte nouvelle et non moins difficile. Il a triomphé de lui-même et de sa vengeance ; il a laissé vivre celui que le monde appelait son plus mortel ennemi ; il a respecté comme un trésor inviolable son rival préféré ; maintenant c’est le monde qu’il faut combattre ; c’est à la raillerie insultante et grossière qu’il faut imposer silence.

Il a brisé les derniers liens qui l’attachaient à la terre : il peut jouer sa vie contre le premier venu sans tressaillement et sans crainte. Il n’est plus rien pour Fernande ; mais elle est sacrée pour lui comme le marbre d’un tombeau. Malheur à celui qui profanerait son nom ! Si Jacques est resté désarmé devant l’abandon, son œil s’allume et