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STATISTIQUE MORALE.

le pâtre se voit soudain transporté en pleine civilisation, sur cette mer sans rivages, mais non pas sans tempêtes. Il n’est plus exploité par un gouvernement ni par une famille ; mais aussi le voilà seul et sans soutien. À l’arrivée, les gens de la commune le recevront, le nourriront peut-être, jusqu’à ce qu’il ait trouvé à s’employer. L’initiation n’est pas longue : dès que le jeune émigrant connaît un peu la ville, on le plante au pied d’une borne ; le travail et la Providence feront le reste, c’est assez de lui avoir mis, comme on dit, le pain à la main. Imaginez cette jeunesse et cet isolement ! Le pauvre enfant arrive souvent à la fin du jour sans que sa bonne volonté ait été mise à l’épreuve, sans avoir mangé, sans savoir où se coucher ; car il a l’orgueil de se suffire à lui-même, et plutôt que de retomber à la charge des siens, il dormira derrière une porte, sur ses crochets.

Tout va bien si quelque bonne maison l’adopte, et s’il intéresse la femme de chambre, le portier ou le commis. Dès ce moment, le voilà installé et en pied dans le quartier ; on le recommande, on lui fait une clientelle ; il commence à fendre du bois, à porter des lettres et des paquets. Alors aussi le poste devient glissant. Notre Savoyard est entré dans les secrets des ménages, il assiste à toutes les intrigues d’amour ou d’intérêt, et il sait les misères du luxe, comme les expédiens de la pauvreté. Ne craignez rien ; il connaît les dangers du scandale, et voit sans voir. Que de mépris à dévorer, combien de vanités à ménager, à tous les étages de la société ! Un Savoyard n’est pas l’égal d’un laquais ; celui-ci le protège et lui rend les grands airs qu’il supporte de son maître, noble de lignée ou d’argent. Le Savoyard ne les rend à personne ; il réalise plutôt l’idéal d’un pape chrétien, en sa qualité de serviteur des serviteurs de tout le monde. Peu lui importe en effet qui le paie et de quel air, pourvu qu’on le paie. Ses services et ses qualités aussi sont à ce prix.

Je sais d’un Savoyard le trait suivant qui me paraît préciser admirablement le degré de confiance et d’estime que méritent toutes ces vertus, produits du calcul.

Un officier-général reçoit une lettre ; elle est d’une femme qui veut être devinée, mais qui ne veut pas se nommer. Ce mystère à demi voilé, cette provocation à une galanterie, irritent la curiosité d’un homme accoutumé à brusquer ses conquêtes. Il fait courir