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REVUE LITTÉRAIRE.

bientôt deux mille ans que Jésus a été un Dieu pour avoir dit : Je suis la loi faite homme. Qu’êtes-vous, vous qui n’avez rien laissé de l’homme dans la loi ? »


Le droit imprescriptible de la faim avait jeté Raynal dans la prison de Poissy. Le droit non moins irrécusable de la pensée a fait écrouer M. Antony Thouret à la prison de Saint-Waast. L’un désirait du pain ; l’autre croyait que les idées n’ont à supporter d’autre épreuve que celle de la vérité. La loi a condamné dans ces deux hommes les deux besoins les plus impérieux de la nature humaine.

M. Antony Thouret a consacré les loisirs de sa peine politique à écrire un roman. Il y a peint trop de souffrances réelles pour qu’on n’excuse point un peu son inexpérience première de l’art. Toussaint-le-Mulâtre[1] est une esquisse de passions actuelles fortement empreintes d’amertume et de criticisme. Les caractères de ce livre sont mieux constitués que l’action n’est conduite ; ils manquent cependant de l’illusion idéale, qu’une méditation plus exquise aurait pu achever de leur donner.

M. Thouret a écrit son livre avec une exagération de réalisme, qu’il a empruntée à la manière de M. Hugo. Lorsqu’il l’applique purement à des descriptions extérieures, aux révélations des ténèbres de la police, aux réminiscences du cachot, aux souvenirs du journalisme, il donne vraiment à son matérialisme une verve et une chaleur originales.


Notre époque est ainsi faite. Elle a des périls dont la chance séduit les ames fortes ; elle entraîne dans l’action des natures que l’art se fût réservées en d’autres temps ; elle les y compromet si bien qu’elle les brise pour toute la vie ; elle ne leur rend qu’au milieu des douleurs le repos et la faculté poétique. Ces âmes d’artistes s’éveillent ou se retrouvent sous le poids des anathèmes de la société ; elles aigrissent encore leur énergie dans cette proscription. Désormais elles ne sauront plus que nier et maudire.

Pendant ce temps-là, l’éducation et l’opulence donnent à quelques organisations ébauchées une littérature factice et fade. L’oisiveté crée chez nous des poètes, presque autant que la nature. L’aristocratie fait les frais de ces renommées, et la librairie ceux de leurs livres. Les rigueurs du feuilleton savent s’amollir encore aux sollicitations d’un noble titre. Mais il est merveilleux de voir quelle insouciance de tout sentiment sérieux s’est emparée de cette littérature des grands salons, et quel vertige la

  1. Toussaint-le-Mulâtre, 2 vol. in-8o ; Paris, Levavasseur.