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HISTOIRE ET PHILOSOPHIE DE L’ART.

le voyageur attardé. À celui qu’elle a vaincu, la poésie promet, pour le retenir près d’elle, des joies pures, élevées ; l’industrie exige pour sa rançon qu’il ne refuse rien à ses désirs ; c’est par l’assouvissement des sens qu’elle espère éterniser sa servitude.

Si la poésie impérieuse et sûre d’elle-même occupait le théâtre, l’indifférence ne serait pas de longue durée ; l’artiste aurait bon marché de cette somnolence dédaigneuse ; il saurait bien réveiller les pensées engourdies ; supérieure, par sa vocation et son origine, à ceux qu’elle doit maîtriser, la poésie ne fléchirait pas devant la résistance. Si l’industrie demeure, il n’y a pas pour l’indifférence de terme possible à prévoir.

Une voix illustre a pu dire, sans injustice : Avant peu, le théâtre sera désert, ou du moins sera rayé de la littérature du pays ; car les hommes sérieux ne vont plus au théâtre. Cette parole est sévère, mais vraie, en ce qui touche le présent ; l’avenir, un avenir prochain, nous l’espérons, se chargera de la réfuter.

Oui, les hommes sérieux ne vont plus au théâtre, parce qu’ils n’ont rien à y voir qui soit digne d’eux et de leur attention ; ils vivent avec le passé dans une société intime et familière, et ils attendent, pour coudoyer le présent, que le présent se régénère et se relève. Mais l’heure de la réconciliation ne saurait être bien éloignée, car les hommes de plaisir et d’oisiveté sont arrivés par une autre voie, plus dispendieuse et moins honorable, au même dégoût que les hommes sérieux. Encore un peu de patience, et le désert sera complet.

Autrefois les jeux du théâtre comptaient parmi les plus nobles délassemens ; l’admiration était courageuse et n’avait pas cette avidité de caprices que nous lui voyons aujourd’hui. Pourquoi cela ? le public est-il changé ? ou bien a-t-il cédé aveuglément à l’impulsion qu’on lui a donnée ? Au xviie siècle, il écoutait avec une joie toujours nouvelle des vers qu’il savait par cœur ; il revenait à des pensées connues dans l’espérance de les mieux connaître. Sa curiosité n’avait rien de maladif et d’arrogant ; il arrangeait ses distractions comme une étude austère ; et son émotion, pour être prévue, n’était ni moins vive, ni moins profonde. Loin de là le frisson qui le saisissait, à des momens marqués d’avance, lui semblait chaque fois plus terrible et plus glacé.