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quarts de ces messieurs me sont parfaitement inconnus, et je ne rougis pas de mon ignorance.

Ce qu’il importe de saisir et de caractériser, c’est la physionomie générale et constante de la Comédie-Française. Les singularités personnelles, les originalités excentriques y sont trop rares pour compliquer beaucoup l’analyse collective. Il y a un mot d’ordre qui régit les sociétaires et qui les console, à ce qu’ils disent, de l’indifférence publique, c’est le respect de la tradition.

Pas un d’eux, à l’heure où je parle, n’essaie de pénétrer à sa manière le sens de Cinna ou de Britannicus ; pas un d’eux ne tâche de surprendre dans un rôle écrit entre Richelieu et Bossuet les intentions ignorées de la foule. Ce qui les préoccupe surtout c’est de savoir comment Lekain ou Molé, Préville ou Fleury, Mlle Contat ou Mlle Clairon, jouaient ce qu’ils ont à jouer. — Au nom de la tradition, ils ont fait de l’art dramatique, le plus vivant et le plus énergique de tous les arts, une momie inerte, immobile.

Si la tradition était vraie, authentique, l’obéissance militaire au passé serait une folie digne de pitié ; l’accomplissement servile de commandemens obscurs ne mérite que la colère.

Ils prétendent garder l’arche sainte contre la profanation des impies ; ils s’appellent entre eux les lévites du temple ; et voyez comme ils honorent le vrai Dieu ! Scarron, prié de travestir Corneille ou Racine, ne les eût pas traités plus lestement. Ce qui, parmi les sociétaires, se nomme le répertoire est une parodie indigne des tréteaux. Il n’y a pas dans une fête foraine de jongleur ou d’arlequin, qui n’ait dans ses manières, dans sa voix, dans son geste et son attitude, plus de gravité, de bon sens et de suite, que les acteurs chargés à la Comédie-Française de représenter les chefs-d’œuvre du grand siècle. S’il y a au monde une profanation misérable, un sacrilége insultant, une simonie criminelle, c’est le supplice infligé chaque jour à l’immortelle pensée de ces poètes illustres. Et pour que rien ne manque à cette ignoble souillure, les costumes et les décorations sont à la hauteur des comédiens ; Iphigénie en Aulide, représentée dans une grange de village, par une troupe ambulante, ne serait pas autrement défigurée. Clytemnestre hurlée par Mme Paradol, Achille grasseyé par le gosier matamore de M. David, quel spectacle grand Dieu ! et la tente du roi des rois,