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CONVERSATIONS DE CHÂTEAUBRIAND.

cer, comme la tige d’un palmier, quelque colonne solitaire ; vous voyez quelques cavales sauvages, venant, comme aux jours de l’enfance de la grande ville, se désaltérer dans le Tibre. Sous ce ciel pur et chaud, la vie redouble ; on respire mieux ; on est habillé du soleil, qui répand sa douce chaleur sur tous vos membres. Vous quittez ce désert plus majestueux que triste, et, rentrant à Rome, vous rencontrez un vieux prêtre blanc, qui n’est craint de personne, qui ne fait de mal à personne, qui aime et qui est aimé, qui étend les mains et bénit et la pourpre et les haillons, qui bénit tous ceux qui veulent de sa bénédiction. »

Mais le coin du ciel se dérobait bientôt par où il s’était un moment élancé hors de l’atmosphère dont le poids lui était si lourd. Les nuages s’étaient amoncelés déjà et avaient baissé leur rideau sur son beau rêve éblouissant du midi. Ce n’était plus la ville aux ruines dorées ; c’était Londres encore, Londres toujours, la ville noirâtre et enfumée, la ville de l’architecture de fonte, la ville des chemins de fer et des machines à vapeur, la ville du gaz et du charbon de terre, car ces Anglais ont tout utilisé ; ils brûlent l’air, ils brûlent la terre ; à force d’industrie, ils réduiront leur île en cendres et en fumée. Ne comprenez-vous pas comment le poète, retombé là, se relevait tout impatient et irrité ; comment sa colère s’exhalait en de sublimes boutades contre le premier objet qui venait choquer son regard ?

Ainsi traversant un jour Hyde-Park en la compagnie de quelques personnes : « Voyez, s’écria-t-il soudainement, ces grands chevaux anglais, et vous remarquerez avec moi que ces animaux, malgré leurs formes élégantes, ont tous l’air bête. Quelques chevaux ont montré de l’esprit, c’est rare en Europe, mais moins en Arabie. L’âne est cent fois plus spirituel ; dans l’Orient il est superbe ; des chameaux ne sauraient où aller si un âne n’était à leur tête. L’âne a dans le caractère une ténacité qu’on ne peut trop louer en un siècle où l’entêtement est une vertu. Quelle belle comparaison que celle du guerrier inébranlable d’Homère avec cet âne qui, entré dans un champ, résiste à tout et n’en sort plus ! c’est en Occident que l’âne a cessé d’être poétique. Quand les hordes guerrières ont eu besoin d’associer les chevaux à leurs ravages, dès lors, confondu dans le peuple des animaux, l’âne a été réservé pour les