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CONVERSATIONS DE CHÂTEAUBRIAND.

qu’il eût voulu brûler son Énéide, n’eût été la pensée des œuvres impérissables de ses prédécesseurs en poésie qui le venait enfin calmer et consoler ; n’eussent été les pleurs d’admiration qui dégonflaient son cœur à leur souvenir, et le retrempaient, et lui rendaient quelque foi en lui-même ; et laissant son ame tout entière déborder, il poursuivait de cette sorte :

« J’ai commencé à sentir l’ennui dans le ventre de ma mère, et depuis ce temps oncques ne me suis désennuyé ; tout ici-bas est si vide ! Comment aimer la gloire, par exemple ? L’homme le plus fameux du siècle vient de mourir ; on criait partout ici dans les rues : — « Mort de Bonaparte ! » — Je n’ai pas vu un seul passant se détourner pour payer d’un sou ce récit imprimé. — Wellington ici perd sa gloire à plaisir, et le voilà oublié ! Petit maître de Londres, il cède sous le poids de la mode, il se fait le rival des fashionables du moment, et il est éclipsé par eux. — M. Pitt est le seul homme dont la gloire ait survécu ; c’est qu’elle se rattache un peu au mérite littéraire. — Mais Fontanes, le dernier des Romains, lui qui avait conservé avec les traditions de la monarchie celles du bon goût et de la pureté du grand siècle, à peine le nomme-t-on. Ce me serait un vrai plaisir de mettre ses manuscrits en ordre ; j’écrirais une notice sur sa vie : elle a été si bien liée à la mienne ! J’y retrouverais tant de souvenirs et de pensées qu’il me serait doux de retracer ! J’attends de sa femme tous ses papiers. J’aurais beaucoup à retrancher ; il y aurait un volume de prose et un volume de vers. — Deux volumes font vivre un homme. — Ce qui me dégoûte de mes ouvrages, c’est que je ne puis prévoir ce que l’avenir en dira. J’ai la persuasion intime que je n’ai fait rien de bon. Ce que j’écris de verve, je le regrette et le blâme un quart d’heure après. C’est ce qui cause le silence absolu que je garde sur mes compositions ; je n’en fais pas le moindre cas. — L’ennui me revient toujours. La solitude à laquelle j’ai voué vingt-cinq ans me plaît moins aujourd’hui. Il me faut quelqu’un, — quel qu’il soit, — sur qui verser le trop plein de mes pensées. — Quand je courais des dangers, j’étais plus heureux ; mon ame s’absorbait alors en une lutte continuelle. Ainsi mes dix années de persécution sous Bonaparte sont peut-être les meilleures de ma vie. Le roi de retour, ses inhabiles ministres ont prolongé mon bonheur de