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DE L’ALLEMAGNE DEPUIS LUTHER.

Fichte construit. La Doctrine de la science commence par une formule abstraite (Moi = Moi) ; elle tire le monde du fonds de l’esprit ; l’intelligence revient sur ses pas par le même chemin qu’elle a pris pour venir à l’abstraction ; par ce retour, elle arrive au monde des faits ; alors l’esprit peut déclarer ce monde de faits comme un acte nécessaire de l’intelligence.

Il existe encore chez Fichte une difficulté particulière en ce qu’il suppose l’esprit s’observant lui-même pendant qu’il agit : le moi doit faire des observations sur ses actes intellectuels pendant qu’il les exécute ; la pensée doit s’espionner pendant qu’elle pense, pendant qu’elle s’échauffe peu à peu jusqu’à devenir bouillante. Cette opération nous fait penser au singe assis auprès du foyer, devant une marmite dans laquelle il cuit sa propre queue ; car il pensait que le véritable art culinaire ne consistait pas seulement à cuire objectivement, mais bien à avoir la conscience subjective de la cuisson.

Il est à remarquer que la philosophie de Fichte eut toujours à supporter beaucoup de traits de la satire. J’ai vu une fois une caricature qui représente une oie fichtéenne. Le foie de la pauvre bête est devenu si gros, qu’elle ne sait plus si elle est l’oie ou le foie. Sur son ventre est écrit Moi = Moi. Jean-Paul a persiflé de la manière la plus impitoyable la philosophie de Fichte dans un livre intitulé Clavis Fichteana. Que l’idéalisme, dans les conséquences de ses déductions, fût arrivé à nier même la réalité de la matière, cela parut à la grande masse du public une plaisanterie poussée trop loin. Nous nous amusâmes assez bien du moi de Fichte qui produisait par sa seule pensée tout le monde des faits. Nos plaisans eurent encore à rire d’un malentendu qui devint trop populaire pour que je puisse me dispenser d’en parler. La masse s’imaginait que le moi de Fichte était le moi particulier de Johannes Gottlieb Fichte, et que ce moi individuel niait toutes les autres existences. Quelle impudence ! s’écriaient les bonnes gens ; cet homme ne croit pas que nous existions, nous qui avons plus de corps que lui, et qui, en qualité de bourgmestre et d’archiviste du tribunal, sommes même ses supérieurs ! Les dames disaient : « Ne croit-il pas au moins à l’existence de sa femme ? — Non. — Et madame Fichte souffre cela ! »