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sillonnent, semble se réjouir à son tour de porter une foule inaccoutumée. Voici deux gondoles qui joutent ; puis d’autres barques dirigées par des barcarols célèbres, qui se mettent à lutter de vitesse ; puis une foule de peuple, qui, pour s’amuser du combat, s’arrête sur le pont du Rialto, se presse sur la rive des Camerlingues, s’entasse sur la Pescaria, s’échelonne sur le traghetto de Sainte-Sophie et sur les degrés de la Casa di Mosè. On applaudit, on s’écrie ; chacun, en allant à ses affaires, jette un coup d’œil et donne un battement de mains. Moi, que ma fièvre tourmente et fatigue, je lève les yeux au ciel !

« Depuis le jour où Dieu l’a créé, jamais il ne fut orné de si belles ombres et de si belles lumières ! Un ciel à faire envie aux artistes, à ceux qui te portent envie, compère ! Les maisons, les maisons de pierre semblent palais de féerie ; ici la clarté resplendit pure et vive ; plus loin elle devient vague et éteinte. Sous l’ombre errante des nuages, chargés de vapeurs denses, les édifices prennent mille apparences merveilleuses ; à droite, un palais se perd tout entier et se noie dans une teinte d’ébène obscur ; à gauche, les marbres rayonnent et étincellent comme si le foyer solaire avait quitté le firmament ; dans le fond, un vermillon plus doux colore les toitures ! Ô miraculeux coups de pinceau ! ô nature ! maîtresse des maîtres ! Comme les palais se découpent, ici sous un ciel d’azur, mêlé d’une teinte émeraude ; là sur un horizon émeraude coloré d’une nuance d’azur ! Quels clairs-obscurs ! quelles ombres transparentes ! quelles saillies puissantes ! quelles teintes sombres ! Je sais que votre pinceau, Titien, est le rival de la nature et son fils bien-aimé ; aussi m’écriai-je par trois fois : Titien ! Titien ! où êtes-vous. »

Cette lettre, si belle de coloris, mérite qu’on s’y arrête. L’Arétin a compris Venise pittoresque, la Venise de Paul Véronèse. Cette inspiration de la couleur, ce sentiment du clair-obscur et de la perspective, cette partie magique de l’art, qui brillent d’un si large éclat dans l’école vénitienne, n’ont jamais été, ne seront jamais mieux expliqués.

L’Arétin a quitté l’emphase, il est malade ; la fièvre le force de se lever de table ; il a sa robe de chambre et ses pantoufles ; il se met à la fenêtre ; il regarde, il voit naïvement ; il prête l’oreille à son émotion, il écoute sa pensée ; chose bien rare, ô mes amis, quand