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L’ARÉTIN.

l’impudence innée de l’Arétin ; son prologue était un défi. Le dirons-nous ? Sa tragédie justifie ses prétentions. Ginguené, homme d’un esprit fin et quelquefois timide, indique, sans oser la déclarer ouvertement, cette singularité littéraire un beau drame écrit par l’auteur des Dialoghi lussuriosi. De toutes les tragédies italiennes du xvie siècle, il n’en est pas une seule, selon nous, qui, par l’observation des mœurs, le mouvement théâtral, la complète unité de son ensemble et de son point-de-vue, par la simplicité mâle du plan et la largeur de l’exécution, puisse soutenir le parallèle avec l’Orazia.

Admirons le sort de cet homme. Il écrit des ouvrages infâmes ; le voilà célèbre. Il fait de misérables vies de saints, et déshonore, par un style de Tabarin ivre, les scènes pieuses et les personnages sacrés qui passent sous sa plume ; le voilà riche. Il écrit des lettres dont la bassesse aurait dû l’exiler de toutes les honnêtes maisons de la chrétienté ; on le pensionne et on l’honore. Enfin, un accès de force et de grandeur le saisit ; il est vieux et satisfait de sa situation : ce n’est plus pour le peuple, c’est pour lui-même qu’il écrit. Il a reconnu que toutes les tragédies contemporaines sont pitoyables, exagérées, pleines de froides horreurs ; il prend le contrepied ; il fait une tragédie excellente, originale, fidèle à l’histoire ; défectueuse sans doute sous le rapport du style, comme tous ses ouvrages ; mais largement dessinée, mais colorée avec force et avec audace ; — on ne parle pas de sa tragédie ; elle s’imprime incognito ; elle n’est point représentée ; elle se perd ; les bibliothèques de France et de la Grande-Bretagne ne la possèdent même pas ; et si vous avez envie de comparer aux Horaces du grand Corneille l’Orazia de l’Arétin, vous êtes obligé d’aller en Italie, de consulter les savans de Rome et de Venise, et de fouiller les derniers recoins mystérieux de quelques tablettes poudreuses, qui recèlent sous quadruple clef cette rareté littéraire.

Destinée extraordinaire de l’Arétin, je le répète ; n’avoir cherché la célébrité et la grandeur que par ses vices ; les avoir présentés au monde sous un relief si puissant, dans un éclat si radieux, que cette gloire honteuse absorbe et efface même les bonnes actions et les bons écrits de leur auteur !