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NAUFRAGE D’UN BATEAU À VAPEUR.

commandait les quatre hommes sous la garde desquels nous étions tous placés, et cette situation lui donnait un certain air d’importance que toute sa bonhomie naturelle ne pouvait cacher. Précipité tout à coup de sa haute position et confondu dans notre foule suspecte, il regardait tristement ses beaux galons qui ne lui attiraient plus aucune considération dans la nouvelle société où il se trouvait étranger et assez mal vu, où personne ne se sentait dans une disposition bien favorable pour le pauvre tyran tombé, pour le pauvre geôlier pris au guichet de sa propre prison.

Il n’était pas au bout de ses peines, car nous n’étions pas au terme des nôtres.

Le lendemain on nous permit d’aller au lazaret dans un petit port éloigné de deux lieues. Par terre c’eût été une promenade, mais la Santé exigeait que nous nous y rendissions par mer, quoique le vent fût contraire : on nous envoya une barque trop petite pour nous contenir tous. Les femmes et les personnes les plus âgées partirent les premières, et manquèrent périr dans la traversée ; quand la barque revint nous prendre, il était trop tard : il fallut se résigner au bivouac encore pour cette nuit.

La seconde nuit fut plus triste que la première : on était fatigué, le froid était vif, nos compagnes de la veille remplacées par les gens de l’équipage, qui s’emparaient, au détriment des voyageurs, du peu de matelas qu’on avait tirés du bateau ; plus de déférences comme à bord pour les passagers. Ici chacun semblait rentré dans l’état de nature, ne songeant qu’à soi, et cherchant seulement à subir aussi peu de privations que possible. Le feu s’éteignait par momens, et quand on le rallumait, la tente se remplissait de fumée. Malgré ces petites tribulations, il y avait un certain charme à veiller debout auprès de ce feu, que j’entretenais de concert avec un pauvre diable de Belge, pendant qu’il me racontait comment il avait obtenu le privilége de fabriquer des métronomes à Naples. J’aimais à voir autour de moi toutes ces figures endormies sur lesquelles vacillait la lueur du feu ; à côté des barbes noires et des noirs visages de notre équipage méridional, les cheveux blonds, les visages frais et rebondis des machinistes anglais qui avaient trouvé moyen de s’établir plus confortablement que personne. Près de l’un d’eux était sa jeune femme, seul hôte féminin de notre dortoir,