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MUSIQUE DES DRAMES DE SHAKSPEARE.

ce nombre, on n’en citerait pas un qui soit, du commencement à la fin, exempt de négligence et de diffusion, où l’instrumentation soit toujours pure et soutenue, la mélodie expressive et simple ; un opéra qui puisse, étudié à part, passer pour un chef-d’œuvre, et fonder la gloire de son auteur, comme Euryanthe ou Oberon, par exemple. C’est pourquoi je lui dirai : Maître, vous êtes dans la maturité de l’âge et du génie, hâtez-vous de réunir dans une œuvre nouvelle autant de beautés que vous en avez semé dans les autres ; car si vous les laissez éparses, l’avenir n’y prendra pas garde. Un siècle a bien assez à faire dans son champ et ne va pas trier aux plaines du passé. Il faut que les épis lui arrivent rassemblés et liés en gerbes. C’est pourquoi ceux qui prennent soin de votre gloire, vous conseillent de jeter sur un poème auguste tout ce que vous avez de pensée et d’imagination.

Rossini, tôt ou tard, écrira cette partition ; il le doit, ne serait-ce que pour rentrer en grâce avec Shakspeare qu’il a si indignement traité dans les deux premiers actes d’Othello. En effet, toute cette partie est écrite avec une incroyable négligence ; chacun semble agir et parler au hasard, et tel est le manque absolu de sévérité dans le style et d’unité dans la composition, que, si un jour il prenait fantaisie à Rodrigo de chanter un air du Maure, nul ne songerait à crier au scandale.

Comme Zingarelli, Rossini n’a compris de l’œuvre de Shakspeare que la dernière scène. Soit oubli, soit impuissance, durant le cours de l’ouvrage, il n’a jamais franchement abordé le caractère impétueux du Maure, ni sondé les ténébreuses profondeurs de la conscience d’Iago, ni contemplé la douce et calme sérénité de l’ame de Desdemona. Mais aussi, plus tard, comme les larmes qu’il lui fait verser sont belles et divines ; nous la retrouvons sur le plus haut sommet de la douleur. Comment elle est arrivée là, nul ne le sait ; lui seul, peut-être, a senti les gradations de cette gamme mystérieuse, mais il a dédaigné de nous en faire part. Cependant le poète a des comptes à rendre. Après l’inspiration, il ne doit point garder en son ame un des fils de la robe d’or qui voile sa pensée ; autrement son œuvre est incomplète comme la statue qui sortirait laissant du métal dans son moule. — Que de simplicité, de mélancolie et de terreur dans l’ordonnance de ce dernier acte !