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naissent de moi que le bonheur qui me vient d’eux. Les pauvres enfans en douteraient, s’ils voyaient le fond des abîmes qu’ils couvrent de fleurs. Ils s’éloigneraient effrayés, en se disant : Rien ne peut croître sur ce sol désolé ; car les incurables n’ont pas d’amis, et quand l’homme ne peut plus être utile à l’homme, celui qui peut se sauver s’éloigne, et celui qui n’a plus de chances meurt seul. Ces jeunes esprits comprendraient-ils ce qui se passe chez ceux qui ont vécu ? savent-ils qu’on renferme dans son sein tous les élémens de la joie et de la douleur, sans pouvoir se servir de l’une ou de l’autre ? À leur âge, toute douleur doit tuer ou être tuée. À leur âge les grandes désolations, les graves maladies, les austères résolutions, le sombre et silencieux désespoir. Mais après ces périodes fatales, ils ont la jeunesse qui reprend ses droits, le cœur qui se renouvelle et se retrempe ; la vie qui se réveille intense et pressée de réparer le temps perdu ; et il y a là dix ou vingt ans d’orages, de maux affreux et de joies indicibles. Mais, quand l’expérience a frappé ses grands coups, et que les passions non-amorties, mais comprimées, s’éveillent encore pour brûler, et retombent aussitôt frappées d’épouvante devant le spectre du passé, alors le cœur humain qui pouvait auparavant se promettre et s’imposer, ne se connaît plus du tout. Il sait ce qu’il a été, mais il ne sait plus ce qu’il sera, car il a tant combattu, qu’il ne peut plus compter sur ses forces. Et d’ailleurs, il a perdu le goût de souffrir, si naturel à ceux qui sont jeunes. Les vieux en ont assez. Leur douleur n’a plus rien de poétique, elle n’embellit que ce qui est beau.

La pâleur divinise la beauté des femmes et ennoblit la jeunesse des hommes. Mais quand le chagrin se manifeste par d’irréparables ravages, quand il creuse des sillons à des fronts flétris, on le sent maussade et dangereux. On le cache comme un vice, on le dérobe à tous les regards, de peur que la crainte de la contagion n’éloigne les heureux d’auprès de vous. C’est alors vraiment qu’on est digne de plainte, car on ne se plaint pas, et l’on craint d’être plaint. C’est à cet âge-là que les amis contemporains se comprennent d’un regard, et qu’il suffit d’un mot pour se raconter l’un à l’autre toute sa vie passée.

D’où vient que quand nous nous retrouvons après une sépara-