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LETTRES D’UN ONCLE.

Dow. Il me vient alors un tressaillement intérieur, une sorte de bondissement de l’âme, un désir irréalisable de fixer ces tableaux, une joie de les avoir saisis, un élan du cœur vers ceux qui les forment : cela ne t’a-t-il pas occupé souvent, alors que tourmentant avec obstination une mèche de tes cheveux, tu tombes dans ces contemplations silencieuses où nous te voyons plongé ? Combien de fois cette année je me suis senti saisi d’un invincible déplaisir au milieu de nos plus chers compagnons et de nos plus folles soirées ! Combien de fois, en rentrant au salon, après avoir parcouru à grands pas les allées dépouillées, au bout desquelles se lève la lune, je me suis trouvé ébloui et ravi de la beauté naïve de ces tableaux flamands ! Dutheil, affublé de sa houppelande grotesque, dont la couleur eût semblé à Hoffman tirer sur le fa bémol, coiffé de son bonnet couleur de raisin, et soulevant d’une main le broc de grés qui contient le modeste nectar du coteau voisin, n’a-t-il pas une des plus rouges et des plus luisantes trognes que jamais ait croquée Téniers ? Silence ! son œil étincelle, sa barbe se hérisse ; il avance le front comme un buffle qui se met en défense. Il va chanter ; écoutez, quelle chanson profondément philosophique et religieuse :


Le bonheur et le malheur
Nous viennent du même auteur,
Voilà la ressemblance ;
Le bonheur nous rend heureux,
Et le malheur malheureux,
Voilà la différence.


Cette belle ode est de M. de Bièvre. Je n’ai jamais rien entendu de plus mélancoliquement bête ; et tandis que nos compagnons rient aux éclats de cette bonne platitude de campagne, il me vient toujours un sentiment de tristesse en l’entendant. Sais-tu bien que tout est dit devant Dieu et devant les hommes, quand l’homme infortuné demande compte de ses maux, et qu’il obtient cette réponse ? Qu’y a-t-il de plus ? Rien. L’ordre éternel et fatal qui nous mesure le bien et le mal est là tout entier ; c’est comme le mal de dents, auquel je comparais l’autre jour nos douleurs morales. Y a-t-il une plainte, partant de la terre, qui mérite une autre attention que cette ironie à la fois chagrine et douce d’un autre malheureux à