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bon, et j’avais dans mes poches les plus beaux livres du monde. Je daignais lire les Grands Hommes de Plutarque, et leur donner la main dans une sainte vision dont mon orgueil était le magique soleil.

Et à force d’être content de moi et fier de mon allure, je pensai que je ne pouvais faillir, et je le déclarai bien haut à mes amis et connaissances. Il fut donc proclamé parmi ces gens-là que j’étais un stoïque des anciens jours, qui avait la bonté de porter un frac et des bottes.

Cependant, comme je marchais vite et regardant peu à terre, il m’arriva de me heurter contre une pierre et de tomber ; j’en eus de la douleur aux pieds et de la mortification dans l’âme. Mais me relevant bien vite, et pensant que personne ne m’avait vu, je continuai, en me disant : Ceci est un accident, la fatalité s’en est mêlée ; et je commençai à croire à la fatalité que, jusque-là, j’avais niée effrontément.

Mais je me heurtai encore, et je tombai souvent. Un jour je m’aperçus que j’étais tout blessé, tout sanglant, et que mon équipage, crotté et déchiré, faisait rire les passans, d’autant plus que je le portais encore d’un air majestueux, et que j’en étais plus grotesque. Alors je fus forcé de m’asseoir sur une pierre au bord du chemin, et je me mis à regarder tristement mes haillons et mes plaies.

Mais mon orgueil, d’abord souffrant et abattu, se releva, et décida que, pour être éreinté, je n’en étais pas moins un bon marcheur et un rude casseur de pierres. Je me pardonnai toutes mes chûtes, pensant que je n’avais pu les éviter, que le destin avait été plus fort que moi, que Satan jouait un rôle dans tout cela, et mille autres choses, toutes inventées pour entortiller, vis-à-vis de soi et des autres, l’aveu de sa propre faiblesse et du mépris que tout homme se doit à lui-même, s’il veut être de bonne foi.

Et je repris ma route, en boitant et en tombant, disant toujours que je marchais bien, que les chûtes n’étaient pas des chûtes, que les pierres n’étaient pas des pierres ; et quoique plusieurs se moquassent de moi avec raison, plusieurs autres me crurent sur parole, parce que j’avais ce que les artistes appellent de la poésie, ce que les soldats appellent de la blague.

Lord Byron donnait alors un grand exemple de ce que peut l’ou-