Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 1.djvu/25

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
21
DE LA CRITIQUE FRANÇAISE.

d’être un jour grand à son tour ne doit pas s’irriter contre la méconnaissance, ni jeter à la foule indifférente l’accusation d’injustice et de frivolité. Marquez dans vos desseins, dans vos solitaires rêveries, le rang que vous prétendez ; épiez, parmi les noms qui resplendissent autour de vous, une place inoccupée, une place veuve, et que la mort abandonne à votre ambition ; mais ne vous plaignez pas si vous n’avez rien fait. Déterminez avec une sévérité inflexible les lois que vous suivrez pour atteindre le but envié ; apprenez à modeler la parole comme une cire docile, étudiez patiemment toutes les ruses de la langue, empruntez à tous les âges de votre idiome les secrets les plus ignorés ; et dans vos recueillemens laborieux façonnez-vous aux batailles victorieuses de la parole contre la pensée. Soyez capables, et applaudissez-vous dans votre sécurité. Mais tant que vous n’aurez pas affirmé votre puissance en la manifestant, contentez-vous de l’ombre silencieuse, et ne jalousez pas ceux qui ont mérité la lumière, et dont l’armure reluit au soleil.

Sincère, prévoyante, désintéressée, à quoi sert la critique ? Peut-elle aider aux progrès de la poésie ? peut-elle agir sur l’inventeur et sur le public ? Sans nul doute, l’imagination qui produit, parce que sa loi est de produire, s’abstient volontiers de consulter la critique : elle n’a en vue que sa volonté, lorsqu’elle se déploie.

Mais son égoïsme, si hautain qu’il soit, a pourtant des limites naturelles et nécessaires. Que le poète se complaise en lui-même, s’admire et se complimente, et qu’après avoir achevé son œuvre, il se dise résolument : J’ai eu raison. Je ne le nie pas, et je suis loin de le blâmer. Mais après ce contentement, il lui faut la gloire. Après le témoignage de sa conscience, il veut la popularité. Or, ici la critique intervient de droit et de fait. Prenez le roman le plus beau, la plus belle tragédie, Ivanhoe, Romeo et Juliette : appelez la foule, et demandez-lui son avis. Croyez-vous qu’elle se livrera naïvement à son admiration ? Croyez-vous qu’elle osera se laisser émouvoir, et qu’elle ne rougira pas de ses larmes ? Oui, si vous entendez parler de foule ignorante et grossière, laborieuse et illettrée, qui n’a pas eu le temps de désapprendre sa nature. Non, si vous parlez de la foule qui s’agite dans les salons et les comptoirs, corrompue et dépravée par une curiosité maladive. À cette foule demi-savante qui remplit les loges de nos salles, et qui défraie