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involontaire qu’Alexandre éprouvait depuis long-temps pour son illustre ennemi, devint une amitié exaltée, et qui se manifestait par de tels témoignages publics, que les vieux Russes commençaient à en murmurer, comme si c’eût été une trahison envers le pays.

Le colonel Pozzo di Borgo comprit que cet intime rapprochement des deux souverains ne lui permettait plus de rester au service de la Russie. Il eut à Saint-Pétersbourg une longue audience de l’empereur, où il exprima, avec une grande franchise, ce qu’il pensait de l’alliance française, et comment elle le forçait de s’éloigner. Alexandre s’essaya de le retenir ; il affirma que la paix ne lui avait imposé le sacrifice d’aucun de ses serviteurs.

— Loin de vous être utile maintenant, je ne vous serais qu’un embarras, répondit le colonel. Bonaparte n’a point oublié ses haines de jeunesse. Quelque jour, il demanderait mon extradition. Votre Majesté, je le sais, serait trop généreuse pour l’accorder ; mais je deviendrais alors une difficulté, une cause de collision peut-être. C’est ce que je dois éviter. — Au reste, ajouta-t-il, je doute que l’harmonie soit durable entre Votre Majesté et Napoléon. Vous connaîtrez plus tard cette ambition affamée qu’aucune conquête n’est capable d’assouvir. Vous avez la Perse et la Turquie sur les bras, Buonaparte sur la poitrine : eh bien ! débarrassez-vous les bras d’abord, et une forte secousse après vous débarrassera de Buonaparte… Je ne cesse point, d’ailleurs, d’être aux ordres de Votre Majesté. Avant qu’il se soit passé beaucoup d’années, je le prévois, elle aura daigné me rappeler. »

Le colonel avait obtenu de son souverain l’autorisation de voyager. Il se retrouva à Vienne en 1808. L’Autriche venait de rompre encore avec la France ; elle avait armé de nouveau. Je ne sais si l’histoire offre l’exemple d’une lutte aussi longue, aussi persévérante que celle de la maison d’Autriche contre Napoléon. Elle se résigne à tous les sacrifices, et bientôt après elle rentre en ligne. Vaincue, elle traite encore, puis elle reforme ses régimens et supporte héroïquement de nouvelles défaites, jusqu’à ce qu’enfin la victoire ait achevé de l’écraser. Noble nation allemande, qui résista et se défendit tant que sa main put tenir l’épée, qui ne céda point, mais qu’on garrotta lorsqu’elle fut tombée, tout son généreux sang épuisé !

M. Pozzo di Borgo était donc à Vienne en 1808 ; il y demeura également durant toute la campagne de 1809, faisant de son côté une campagne diplomatique fort active. Napoléon ne l’ignorait pas, il savait quels bons offices lui avait rendus son compatriote. La paix signée, il réclama l’extradition du colonel ; l’empereur François la refusa péremptoirement.