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REVUE DES DEUX MONDES.

— Taisez-vous, Sauret, nous n’êtes qu’un sot, dit mademoiselle Bart ; allez chercher de la lumière, au lieu d’encourager ce pauvre enfant à de pareilles sottises, et vous, mon ami, ne grondez-vous pas votre fils de s’exposer ainsi, et d’être toujours sur le port, ou à monter aux mats des vaisseaux, au lieu d’aller à l’école des pères Minimes !… Enfin, mon ami, bien que vous ayez ordonné à Sauret de lui apprendre à lire, Jean connaît à peine ses lettres, et nos autres enfans lisent presque couramment.

— C’est vrai, femme, mais mon petit Jean sait lire dans le gréément d’un vaisseau, et il pourrait te nommer les mâts, voiles et manœuvres d’un navire depuis l’arbre[1] jusqu’au bourset, et depuis le grand pacfi jusqu’au bâton d’enseigne… Après tout, femme, je ne veux pas en faire un clerc non plus…

— Mais votre fils se fera tuer ou noyer, Seigneur Dieu… si vous l’encouragez ainsi, dit Catherine Bart les larmes aux yeux…

— Oui, oui, tu as raison, dit le corsaire, en prenant un air d’apparente sévérité, oui, tu as raison, et Jean a tort ; il ne faut ni aller en mer, ni battre les Anglais, entendez-vous bien, mon fils.

— Et moi, ma mère, je vous dis que je battrai John comme un chien, toutes fois que je le rencontrerai, parce qu’il a dit joyeusement quand mon père a été blessé : Huzza, le François[2] a reçu son poivre. — Aussi moi je lui donnerai, à mon tour, poivre, sel et autres saupiquets[3], pour voir quel goût il y trouvera, et puis d’ailleurs, Sauret dit que chaque lardon que je donne à Jean Brish ôte une souffrance à mon père.

— Vous l’entendez ! mon ami… c’est Sauret qui excite ainsi ce pauvre enfant.

— Pour cela, non, ma mère, car si j’ai battu John Brish, c’est de moi-même, s’il vous plaît, et c’est de moi-même que je le battrai encore…

— Allons, Jean, dit le corsaire d’un air fort sérieux, ne répondez pas ainsi à votre mère, ou je vous punirai et ne vous raconte-

  1. L’arbre, le grand mât. — Le bourset, grand mât de hune ; — le grand pacfi, la grande voile.
  2. Les Bart sont originaires de Dieppe.
  3. Saupiquets (vieux mot), épices.