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en procédant toujours par comparaison ; par exemple, dites : — Mademoiselle une telle est bien jolie, c’est dommage qu’elle soit si pâle, ce n’est pas une rose du mois de mai comme vous. — Si votre belle est pâle, parlez d’une personne un peu trop enluminée, et dites que les grosses couleurs donnent l’air d’une servante ; mais surtout choisissez les beautés que vous voulez dénigrer dans la première société : votre compliment sera deux fois mieux accueilli. Enfin, au moment de quitter votre infante, prenez un air respectueux, et demandez-lui la permission de l’embrasser ; dès qu’elle aura consenti, redoublez de civilité et embrassez-la le chapeau à la main ; aussitôt après, saluez jusqu’à terre ; gardez-vous bien de baiser la main, on se moquerait de vous ; replacez-lui son schall sur les épaules ; louez sa taille, mais n’y touchez pas. Faites ce métier-là cinq ou six jours de suite ; après quoi vous pouvez tout espérer.

— Et cela suffit pour être préféré à un amant en titre ?

— Bah ! quand on n’a peur de rien, quand on ne doute de rien, on arrive à tout. D’ailleurs, je ne te dis pas d’aller te mettre en concurrence avec un de ces gros corroyeurs qui sont accoutumés à charger des bœufs sur leurs épaules, ni avec un de ces fils de fermier qui ont toujours à la main un bâton de cormier ou un brin de houx de la taille d’un mât de vaisseau ; non, il y a assez de freluquets auxquels on peut s’attaquer, de petits clercs d’avoués qui ont la voix flûtée et le menton lisse comme la main, ou bien des flandrins de la haute bourgeoisie, qui n’ont pas envie de déchirer leurs habits de drap fin. Ceux-là, vois-tu, on leur souffle leur Dulcinée en quinze jours, quand on sait s’y prendre. La grisette aime assez ces marjolets qui font des phrases et qui portent des jabots ; mais elle aime par-dessus tout un brave tapageur qui ne sait pas nouer sa cravate, qui a le chapeau sur l’oreille, et qui, pour elle, ne craint pas de se faire enfoncer un œil ou casser une dent. André secoua la tête.

— Je ne ferais pas fortune ici, dit-il, et je ne chercherai pas.

— Comme tu voudras, reprit Joseph, mais viens toujours dîner avec nous aujourd’hui, tu nous l’as promis.

André se rendit donc à cinq heures chez les parens de son ami Marteau.

— Parbleu ! dit Joseph, si tu fuis les grisettes, les grisettes te