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sur un escabeau, lorsqu’ils apportaient des nouvelles à l’heure où le marquis finissait son souper. Cette préférence envers des paysans leur paraissait l’indice d’un caractère insolent et bas, tandis qu’il était au contraire le résultat d’un orgueil très bien raisonné.

Quoique Henriette et ses ouvrières eussent été fort bien traitées cette fois, il leur restait un vieux levain de ressentiment contre les manières habituelles du marquis envers leurs pareilles. La présence de Mlle Marteau, les manières douces d’André et le maintien grave et poli de Geneviève leur avaient un peu imposé pendant le dîner. Aussi, en sortant de table, leur nature bruyante et indisciplinée reprenant le dessus, elles se répandirent dans le verger, en caracolant comme des cavales débridées, et sautant sur les plates-bandes, écrasant sans pitié les marguerites et les tomates ; elles remplirent l’air de chants plus gais que mélodieux, et de rires qui sonnèrent mal à l’oreille du marquis. Celui-ci laissa André auprès de Geneviève et de Mlle Marteau ; et, tandis que Joseph prenait sa course de son côté pour aller embrasser Mlle Henriette, à la faveur d’un jour consacré à la folie, il longea furtivement le mur où ses plus beaux espaliers étendaient leurs grands bras chargés de fruits sur un treillage vert-pomme, et monta la garde autour de ses pêches et de ses raisins. Henriette s’en aperçut, et, décidée à déployer ce grand caractère d’audace et de fierté dont elle tirait gloire, elle coupa le potager en droite ligne, et vint, à trente pas du marquis, remplir lestement son tablier des plus beaux fruits de l’espalier. À son exemple, les grisettes s’élancèrent à la maraude, et firent main-basse sur le reste. Ce qui acheva d’enflammer le marquis d’une juste colère, c’est qu’au lieu de détacher de l’arbre le fruit qu’elles voulaient emporter, elles tiraient obstinément la branche, jusqu’à ce qu’elle cédât et leur restât à la main, toute chargée de fruits verts qu’elles jetaient avec dédain au milieu des allées, après y avoir enfoncé les dents. Moyennant ce procédé aristocratique, au lieu d’une douzaine de pêches et d’autant de grappes de raisin qu’elles eussent pu enlever, elles trouvèrent moyen de mutiler tous les arbres fruitiers, et de mettre en lambeaux ces belles treilles si bien suspendues, que le marquis lui-même avait courbées en berceaux, et qui faisaient l’admiration de tous les connaisseurs.