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nous tuions, et nous, qui ne pouvions pas faire cela, nous ne demeurions plus qu’un tout petit nombre, et encore blessés. Le Renard avait reçu, lui, une arquebusade dans le corps, mon père trois coups de pique ; notre pont se comblait de morts et d’agonisans. Alors le Renard ne voyant presque plus d’hommes bons pour combattre, voyant la poupe du brigantin toute brisée à coups de canon, et qui déjà proche de l’eau coulait, cria à mon père : — Antoine, le feu aux poudres, le feu aux poudres ! et à la grâce de Dieu ! Ces excommuniés ne nous auront pas vifs.

— Oh ! que cela est brave… que cela est brave ! s’écria Jean avec enthousiasme, sans remarquer la pâleur extraordinaire de maître Cornille, qui appuyait sa main sur sa poitrine, et qui put dissimuler aux yeux de Catherine une légère écume sanglante qui lui vint aux lèvres.

Pourtant Cornille Bart continua son récit, en s’interrompant çà et là par de légères pauses, car il souffrait beaucoup.

— Je vois encore le Renard, ne pouvant déjà plus manier sa hache, et il s’était cramponné de tout son poids après le capitaine anglais, pour lui faire partager son sort et l’engloutir aussi ; plus de cent Anglais étaient sur notre pont ; le Renard criait toujours à mon père : Aux poudres… aux poudres !… Mais mon père faisait le plus vite qu’il pouvait, arrêté, je crois bien, par les morts qui obstruaient le magasin de l’artillerie ; enfin il y vint à bien, car tout à coup, moi qui, déjà blessé, étais occupé près du château d’arrière à me défendre contre deux habits rouges armés de hallebardes, je sens comme une épouvantable secousse, et je perds tout sentiment. La fraîcheur de l’eau où j’étais tombé me fit revenir à moi, et je me trouvai machinalement attaché à un débris. Alors je vis des Anglais qui, dans des bateaux, allaient çà et là, recueillant les naufragés ; je fus reçu à bord de l’une de leurs chaloupes… je demandai mon père, il était mort… le Renard de la mer, il était mort… De notre équipage il restait deux hommes ; de notre brigantin, quelques planches… Mais aussi des deux frégates anglaises il n’en restait plus qu’une presque désemparée, car l’autre avait coulé par l’explosion de notre brigantin. Pendant ce temps, le convoi entrait à Dunkerque, et j’allai prisonnier en Angleterre avec les