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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

presque jamais, même dans sa prose, à un rigoureux enchaînement, Mme de Staël était peut-être, parmi les contemporains, la personne la moins propre à recevoir avec résignation et à porter avec grace le joug de la rime ? — Mais d’abord, on voit des écrivains éminens, très sévères, très accomplis et très artistes dans leur prose, n’être pas plus avancés, grace à ces fortes habitudes, pour atteindre à l’expression savante et facile en vers. Et d’autre part, un des plus harmonieux et grands poètes que nous ayons ne nous offre-t-il pas la singularité d’être volontiers un des plus négligens écrivains, un des moins laborieux à ses vers comme à sa prose ? Il vaut mieux reconnaître qu’indépendamment des habitudes et des tours acquis, le talent de poésie est en nous un don comme le chant. Ceux que la Muse a voués à ces belles régions y arrivent comme sur des ailes. Chez Mme de Staël, aussi bien que chez Benjamin Constant, les essais en ce genre furent médiocres. Leur pensée si libre, si distinguée, dans la prose, n’emportait jamais, à l’origine, cette forme ailée du vers, qui, pour être véritablement sacrée, doit naître et partir avec la pensée même.

Toutes les facultés de Mme de Staël reçurent, du violent orage qu’elle venait de traverser, une impulsion frémissante, et prirent dans tous les sens un rapide essor. Son imagination, sa sensibilité, sa pénétration d’analyse et de jugement, se mêlèrent, s’unirent, et concoururent aussitôt sous sa plume en de mémorables écrits. L’Essai sur les Fictions, composé alors, renferme déjà toute la poétique de Delphine. Froissée par le spectacle de la réalité, l’imagination de Mme de Staël se reporte avec attendrissement vers des créations meilleures et plus heureuses, vers des peines dont le souvenir du moins et les récits font couler nos plus douces larmes. Mais, en même temps, c’est pour le véritable roman naturel, pour l’analyse et la mise en jeu des passions humaines, que Mme de Staël se prononce entre toutes les fictions ; elle les veut sans mythologie, sans allégorie, sans surnaturel fantastique ou féerique, sans but philosophique trop à découvert. Clémentine, Clarisse, Julie, Werther, ces témoins de la toute-puissance du cœur, comme elle les appelle, sont cités en tête des consolateurs chéris : il est aisé de prévoir, à l’émotion qui la saisit en les nommant, qu’il leur naîtra bientôt quelque sœur. Une note de cet Essai mentionne avec éloge