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Elle sauta légèrement à terre, prit le manteau de Joseph sur son épaule, et s’enfonça dans les longues herbes du pâturage.

— Drôle de fille ! se dit Joseph en la regardant fuir comme une ombre vers la chapelle. Qui est-ce qui l’aurait jamais crue capable de tout cela ? Henriette le ferait certainement pour moi, mais elle ne le ferait pas de même. Elle aurait peur, elle crierait à propos de tout ; elle serait ennuyeuse à périr… elle l’est déjà passablement…

Et tout en devisant ainsi, Joseph Marteau arriva au château de Morand.

Il trouva André assez sérieusement malade et en proie à un violent accès de délire. Le marquis passait la nuit auprès de lui, avec le médecin, la nourrice et M. Forez. Joseph fut accueilli avec reconnaissance, mais avec tristesse. On avait des craintes graves : André ne reconnaissait personne ; il appelait Geneviève, il demandait à la voir ou à mourir. Le marquis était au désespoir, et, ne pouvant pas imaginer de plus grand sacrifice pour soulager son fils que l’abjuration momentanée de son autorité, il se penchait sur lui, et, lui parlant comme à un enfant, il lui promettait de lui laisser aimer et épouser Geneviève ; mais, lorsqu’il se rapprochait de ses hôtes, il maudissait devant eux cette misérable petite fille qui allait être cause de la mort d’André, et disait qu’il la tuerait, s’il la tenait entre ses mains. Au bout d’une heure, Joseph, voyant André un peu mieux, partit pour en informer Geneviève, et pour calmer, autant que possible, l’inquiétude où elle devait être plongée. Il prit à travers prés, et, en dix minutes, arriva à la chapelle de Saint-Sylvain : c’était une masure abandonnée depuis longtemps aux reptiles et aux oiseaux de nuit, La lune en éclairait faiblement les décombres, et projetait des lueurs obliques et tremblantes sous les arceaux rompus des fenêtres. Les angles de la nef restaient dans l’obscurité ; et Joseph se défendit mal d’une certaine impression désagréable en passant auprès d’une statue mutilée qui gisait dans l’herbe, et qui se trouva sous ses pieds, au moment où il traversait un de ces endroits sombres. Il était fort et brave : dix hommes ne lui auraient pas fait peur ; mais son éducation rustique lui avait laissé, malgré lui, quelques idées superstitieuses. Il ne s’y complaisait point, comme font parfois les cerveaux poétiques ; il en