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LETTRES D’UN VOYAGEUR.

forcé de gagner de l’or, j’ai pressé mon imagination de produire, sans m’inquiéter du concours de ma raison ; j’ai violé ma muse, quand elle ne voulait pas céder ; elle s’en est vengée par de froides caresses et de sombres révélations. Au lieu de venir à moi souriante et couronnée, elle y est venue pâle, amère, indignée. Elle ne m’a dicté que des pages tristes et bilieuses, et s’est plu à glacer de doute et de désespoir tous les mouvemens généreux de mon ame. C’est le manque de pain qui m’a rendu malade et spleenétique ; c’est la douleur d’être forcé à me suicider intellectuellement qui m’a rendu âcre et sceptique. — Je t’ai raconté là-bas, dans la soirée, l’analyse d’un beau drame sur le poète Chatterton, représenté dernièrement au Théâtre-Français. Les marchands de drap et les journalistes, non moins froids, ont, pour la plupart, trouvé fort mauvais qu’un poète fît quelque cas de sa condition, et qu’il se plaignît avec amertume d’être forcé par la misère à y déroger. Pour moi, j’ai versé des larmes abondantes en assistant à cette lutte de l’esprit indépendant avec la nécessité fatale, qui me rappelait tant de tortures et de sacrifices. L’orgueil est aussi chatouilleux et irritable que le génie. En faisant de mon mieux, je n’aurais peut-être jamais rien fait de passable, mais à l’heure où l’artiste s’assied devant sa table pour travailler, il croit en lui-même, sans quoi il ne s’y mettrait pas ; et alors, qu’il soit grand, médiocre ou nul, il s’efforce et il espère ; mais si les heures sont comptées, si un créancier attend à la porte, si un enfant qui s’est endormi sans souper le rappelle au sentiment de sa misère et à la nécessité d’avoir fini avant le jour, je t’assure que, si petit que soit son talent, il a un grand sacrifice à faire et une grande humiliation à subir vis-à-vis de lui-même ; il regarde les autres travailler lentement, avec réflexion, avec amour ; il les voit relire attentivement leurs pages, les corriger, les polir minutieusement, y semer après coup mille pierres précieuses, en ôter le moindre grain de poussière, et les conserver afin de les revoir encore et de surpasser la perfection même. Quant à lui, malheureux, il a fait, à grands coups de bêche et de truelle, un ouvrage grossier, informe, énergique quelquefois, mais toujours incomplet, hâté