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DE LA DÉMOCRATIE AMÉRICAINE.

« Deux grands peuples semblent aujourd’hui s’avancer vers le même but : ce sont les Russes et les Anglo-Américains.

« Tous deux ont grandi dans l’obscurité ; et tandis que les regards des hommes étaient occupés ailleurs, ils se sont placés tout à coup au premier rang des nations. L’Américain lutte contre les obstacles que lui oppose la nature ; le Russe est aux prises avec la civilisation européenne. Aussi les conquêtes de l’Américain se font-elles avec la charrue et la liberté, celles du Russe avec l’épée et la servitude. Malgré la différence de leurs points de départ et de leurs moyens, chacun d’eux semble appelé par la Providence à tenir un jour dans ses mains la moitié du monde. »

Est-ce là tout ? N’apercevez-vous rien de plus ? Ah ! si nous gravissions à notre tour la colline qui s’élève au-dessus de cette grande cité démocratique où vous avez si ingénieusement dirigé nos pas ; nous voudrions voir un autre ensemble, de plus consolantes merveilles et des cieux nouveaux ; mais nous détournerions nos regards de ce géant peu redoutable par sa masse, puisqu’il est privé de la vie morale, seule condition des hautes et puissantes destinées. Non, la moitié du monde ne sera point sa proie ; on lui demandera compte du martyre de la patrie polonaise, et il sera rejeté dans l’Orient, sa terre promise. Un empire universel et durable ne sortira jamais de ces peuplades si diverses, de la barbarie servile et des subtilités du schisme grec, mêlées à tant d’autres élémens de dissolution.

La démocratie américaine n’est comparable qu’à la démocratie européenne en France, et dans les pays voués à la même révolution.

La démocratie américaine s’adore elle-même, se croit infaillible dans ses continuelles innovations, et soumet toutefois ses volontés aux maximes tolérantes de ses pères, n’imaginant pas qu’on puisse arriver à son but par des moyens iniques. Il lui est facile de respecter des droits individuels et des intérêts établis qui ne contrarient presque jamais ceux de la société. Lorsqu’elle s’écarte de cette manière d’agir, dans ses relations avec les noirs ou les indiens, elle prouve que sa religion n’est pas aussi vive que son patriotisme, et qu’il est plus facile aux peuples de fonder des empires que de se corriger de leurs vices.

La démocratie européenne s’effraie de ses propres inspirations, parce qu’elle n’a point trouvé sa loi, et souvent, dans cette incertitude, tout lui paraît permis. Elle n’a que des instincts et point de règles. Comme elle s’agite, avec sa conscience confuse et troublée, pour devenir meilleure ! Cependant elle devient cruelle par la double nécessité de son entraînement et de son défaut de savoir. Pour elle, la souveraineté du peuple n’est qu’une vérité de combat. Presque tous nos partis démocratiques se réservent d’agir au nom de la majorité, en déclarant que c’est elle qui parle,