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comme je le ferais d’un papyrus trouvé à Herculanum. Je déroule ses vers comme les bandelettes des momies d’Égypte, cherchant à y découvrir le mystère d’une civilisation perdue. Je fais effort d’historien et de philosophe pour deviner ce qui les faisait palpiter, pour mettre un instant de côté mes inclinations cosmopolites et mes aspirations vers l’association universelle, pour comprendre cet égoïsme de tribus et ces sympathies pour l’isolement national. Fils si différent de mes pères, j’étudie la pensée de ces vieux poètes comme une œuvre morte, sans être sûr de toujours la comprendre ! — Et trois fois cent années ont pu effectuer de si prodigieux changemens ! Et dans nul autre lieu de l’Europe, peut-être, le mouvement civilisateur n’a été plus lent, plus insensible qu’en Bretagne ! Nulle part ailleurs, le passé n’est aussi près du présent, et pourtant ce passé est déjà si éloigné, qu’il faut l’étudier, comme les planètes du ciel, avec l’induction et l’analyse ! Quels pas ont donc faits partout ces trois siècles qui viennent de passer ? Qu’étaient-ce donc que ces géants qui ont emporté avec eux, si loin, dans les plis de leurs robes, les idées, les croyances, les espoirs de nos ancêtres, que ces idées, ces croyances, ces espoirs sont devenus pour nous des problèmes à résoudre, des thèses d’antiquaire à soutenir ? N’y a-t-il pas quelque chose de rafraîchissant et de sain pour l’ame dans la contemplation de cette prodigieuse marche du genre humain, au milieu des obstacles et des piéges ? En regardant, derrière cet infatigable Ahasvérus, la route déjà faite, qui oserait douter de sa force pour celle qui lui reste à faire ? Qui ? Peut-être quelques incrédules sans foi, exploitant le paradoxe et calomniant le progrès auquel ils doivent ce qu’ils sont, comme ces abbés du xviiie siècle qui riaient de la religion qui les faisait vivre ; quelques prêtres du désespoir qui voudraient nous faire prendre le monde pour un manége et l’humanité pour un cheval aveugle, tournant autour de la meule de la nécessité. Mais pour celui qui cherchera la vérité, comme on a dit de la chercher, avec un cœur simple et pur, pour celui-là il ne s’élèvera point de doutes. En voyant disparaître ces natures saillantes dont la Bretagne nous offre un reste si curieux, en apercevant cette action lente, mais irrésistible, du temps sur l’égoïsme à grande échelle, décoré du titre d’esprit national, il comprendra que l’œuvre providentielle s’accomplit, et que les empreintes de la monnaie humaine s’usent dans le frottement, afin que tout puisse être un jour frappé à un coin unique. Et qu’il ne s’inquiète pas si, dans cette transition, les sociétés lui paraissent sans ordre, sans raison, sans poésie ; il faut qu’il regarde notre siècle comme un déménagement du genre humain, dans lequel idées, foi et sciences se trouvent confondues. Placée entre un passé démoli et un avenir pour lequel on commence seulement à rassembler les maté-