Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 3.djvu/17

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
13
MATTEA.

fame serpent, appelé Timothée, Grec esclavon, qui est au service de ce Turc, et qui vient souvent avec lui dans ma maison pour servir d’interprète entre lui et moi, car ces mahométans ont une tête de fer, et depuis cinq ans qu’Abul vient à Venise, il ne parle pas plus chrétien que le premier jour. Ce n’est donc pas par les oreilles qu’il a séduit ma fille, car il s’assied dans un coin et ne dit mot non plus qu’une pierre. Ce n’est pas par les yeux, car il ne fait pas plus attention à elle que s’il ne l’eût pas encore aperçue. Il faut donc en effet, comme votre excellence le remarque et comme je l’avais déjà pensé, qu’il y ait une cause surnaturelle à cet amour-là ; car de tous les hommes dont Mattea est entourée, ce damné est le dernier auquel une fille sage et prudente, comme elle, eût dû songer. On dit que c’est un bel homme. Quant à moi, il me semble fort laid avec ses grands yeux de chouette et sa longue barbe noire. — Mon cher monsieur, interrompit la princesse, il y a du sortilége là-dedans. Avez-vous surpris quelque intelligence entre votre fille et ce Grec Timothée ? — Certainement. Il est si bavard, qu’il parle même avec Tisbé, la chienne de ma femme, et il adresse très souvent la parole à ma fille, pour lui dire des riens, des âneries qui la feraient bâiller de la part de tout autre, mais qu’elle accueille fort bien de la sienne, tant elle s’intéresse à tout ce qui a rapport à ce Turc maudit ; c’est au point que nous avons cru d’abord qu’elle était amoureuse du Grec, et comme c’est un homme de rien, nous en étions fort fâchés. Hélas ! ce qui lui arrive est bien pis ! — Et comment savez-vous que c’est du Turc et non pas du Grec que votre fille est amoureuse ? — Parce qu’elle nous l’a dit elle-même ce matin. Ma femme la voyant maigrir, devenir triste, indolente et distraite, avait pensé que c’était le désir d’être mariée qui la tourmentait ainsi ; et nous avions décidé que nous ferions venir son prétendu sans lui rien dire. Ce matin, elle vint m’embrasser d’un air si chagrin et avec un visage si pâle, que je crus lui faire plaisir en lui annonçant la prochaine arrivée de Checo. Mais, au lieu de se réjouir, elle hocha la tête d’une manière qui fâcha ma femme, laquelle, il faut l’avouer, est un peu emportée et traite quelquefois sa fille un peu trop sévèrement. — Qu’est-ce à dire ! lui demanda-t-elle, est-ce ainsi que l’on répond à son papa ? — Je n’ai rien répondu, dit la petite. — Vous avez fait