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ÉRASME.

vait voir d’un même coup d’œil l’église militante et l’église triomphante, le fléau décimait cette foule encore toute pâle et toute troublée des excès de la veille. Érasme courut un grand danger. Quoiqu’il eût été dispensé de l’habit complet de moine régulier, il en avait retenu le rabat blanc, tel que le portait le bas clergé français. Or, par une circonstance singulière, on avait enjoint aux chirurgiens de Bologne qui soignaient les pestiférés, de s’attacher sur l’épaule gauche une pièce de toile blanche, afin que les personnes pussent éviter leur rencontre. Encore étaient-ils exposés, même avec cette précaution, à être lapidés dans les rues par la populace, la plus pusillanime de toute l’Italie, dit Érasme, qui a si peur de la mort, que l’odeur de l’encens la met en fureur, parce qu’on a coutume d’en brûler dans les funérailles. Érasme sortait donc dans les rues avec son rabat blanc, ne pensant pas qu’on pût confondre un ecclésiastique avec un médecin, ne sachant peut-être pas qu’on eût affublé ceux-ci d’une livrée qui ressemblait à cette partie de son costume. Cette imprudence faillit deux fois lui coûter la vie.

La première fois, il allait voir un savant de ses amis. Comme il s’approchait de la maison, deux soldats de mauvaise mine s’élancent sur lui, en poussant des cris de mort, et tirent leurs sabres pour l’en frapper. Une femme qui passait par là, dit à ces malheureux qu’ils se méprennent ; que l’homme qu’ils ont devant eux n’est pas un médecin, mais un homme d’église. Cela ne les apaise pas ; ils continuaient de menacer Érasme et de brandir leurs sabres, quand fort heureusement la porte de la maison s’ouvre du dedans, reçoit le pauvre Érasme tout tremblant de terreur, et se ferme sur les deux assaillans.

La seconde fois, il allait entrer dans une auberge où logeaient quelques-uns de ses compatriotes. Tout à coup une foule s’amasse autour de lui, armée de bâtons et de pierres. Ces furieux s’excitent les uns les autres à le frapper, en criant : « Tuez ce chien, tuez ce chien. » En ce moment passe un prêtre, qui, au lieu de haranguer la foule, sourit agréablement, et dit à Érasme, à voix basse, et en latin : « Ce sont des ânes. » Ces ânes auraient fini par mettre en pièces le pauvre étranger, ou tout au moins par lui faire un mauvais parti, s’il n’était pas survenu, d’une maison