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ÉRASME.

son être tout entier se révoltait contre la vie monacale, et contre les hommes qui, après y avoir été entraînés par une sorte d’embauchage, se faisaient eux-mêmes embaucheurs à leur tour, pour perpétuer l’espèce et sa domination honteuse sur les peuples. Il regardait comme une souillure ineffaçable, comme un obstacle à ce qu’il eût vécu meilleur et plus heureux, son entrée forcée dans ce genre de vie, et s’il n’avait pas renié hautement ses vœux, ni jeté tout-à-fait l’habit mi-parti d’église et de laïcat que le pape lui avait permis de porter, ce n’est pas qu’il s’en fît un scrupule religieux, c’est plutôt qu’il craignait d’être une occasion de scandale[1]. « J’ai été malheureux en beaucoup de choses, écrit-il à un ami, mais en cela surtout qu’on m’a poussé dans un état pour lequel j’avais toutes sortes de répugnances de corps et d’esprit. J’aurais pu être compté, non-seulement parmi les gens heureux, mais encore parmi les gens de bien, si j’avais été libre de choisir un genre de vie à mon goût. » Il gardait aux moines la rancune d’un homme auquel ils avaient ôté la disposition de soi, et imposé pour tout le reste de sa vie une situation fausse qui l’avait forcé de se craindre lui-même, de suspecter ses penchans les plus chers, de surveiller les plus belles qualités de son esprit, et de scandaliser quelquefois par le contraste de son habit et de ses idées, de ses liens religieux et de sa liberté philosophique, ceux qu’il aurait édifiés par la convenance d’une vie ordonnée selon son caractère et sa vocation. Cette rancune le rendit amer, ironique, quelquefois injurieux, lui qui était d’un caractère si doux, et qui savait garder dans ses querelles plus de mesure même que ne lui en demandaient la grossièreté du temps et le cynisme de la langue latine ; mais ce qui est bien plus fort, elle lui donna de l’ardeur et du courage, à lui qui s’avouait médiocrement brave, et qui écrivait à Colet, avec une candeur que j’aime bien mieux que les vanteries des faux braves, « qu’il avait l’ame intègre, mais pusille, » mot latin qu’on exagérerait en le traduisant par pusillanime ; car c’est quelque chose de moins et de mieux[2].

  1. Patri Servatio epistola.
  2. Lettre à Colet. 40. D. E.