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ÉRASME.

dans quelle disposition d’esprit allait le trouver la levée de bouclier d’Érasme.

Martin Luther à Érasme de Rotterdam.

« Grace et paix au nom de notre seigneur Jésus-Christ.

« Je me suis tu assez long-temps, excellent Érasme, attendant que toi, le plus grand des deux, tu rompisses le premier le silence ; mais après une si longue et si vaine attente, la charité, je pense, m’oblige à commencer. D’abord je me plaindrai de ce que tu t’es montré hostile à nous, afin de te ménager auprès des papistes mes ennemis. En second lieu, c’est sans indignation que je t’ai vu, dans tes publications, nous mordre et nous piquer en certains endroits, soit pour capter leur faveur, soit pour adoucir leur haine. Il faut bien en prendre son parti, puisque je vois que Dieu ne t’a pas encore donné assez de courage et de sens pour te joindre à moi, en pleine liberté et confiance, contre ces monstres ameutés contre moi. Je ne suis pas homme, d’ailleurs, à oser exiger de toi ce qui surpasse mes propres forces à moi, et ma mesure. Bien plus, j’ai supporté et respecté en toi ma propre faiblesse et la part que tu as eue du don de Dieu. Car le monde entier ne pourrait nier que ce règne et cette prospérité des lettres, par lesquels on est arrivé à une lecture intelligente des livres saints, ne soit en toi un don magnifique et supérieur de Dieu, pour lequel il a fallu lui rendre grace. Je n’ai certes jamais désiré, qu’abandonnant ou méconnaissant ta mesure, tu vinsses te mêler aux miens, dans mon camp ; et quoique ton esprit et ton éloquence nous y pussent être d’un grand secours, le courage te manquant, il valait mieux que tu servisses la cause sans sortir de chez toi. Je ne craignais qu’une chose, c’est que tu fusses entraîné quelque jour par mes adversaires à marcher avec tes livres contre nos opinions, et qu’alors la nécessité ne me forçât de te résister en face. J’avais déjà eu l’occasion d’adoucir quelques-uns de nos amis qui voulaient, avec des réponses toutes prêtes, te faire descendre dans l’arène, et c’est dans cet esprit que j’aurais désiré que l’attaque d’Hulten n’eût pas été imprimée, mais surtout que tu n’y répondisses pas par ton Éponge[1], dans laquelle, si je ne me trompe, tu sens toi-même que s’il est très facile d’écrire sur la modération et d’accuser Luther d’en manquer,

  1. C’est le titre assez bizarre de la réponse d’Érasme aux attaques d’Ulric Hulten, un des soldats d’avant-garde de Luther, homme instruit, mais léger et libertin : Spongia adversùs adspergines Ulrici Hultini.