Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 3.djvu/425

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
417
ÉRASME.

craint l’autorité et le nom d’Érasme, et qui sent qu’il est fort différent d’avoir été mordu une seule fois par Érasme, ou d’avoir été démoli entièrement par tous les papistes ensemble.

« J’ai voulu, excellent Érasme, que tu prisses ces avis comme d’un homme qui veut être sincère avec toi, et qui désire que le Seigneur te donne un esprit digne de ton nom. Si le Seigneur te fait attendre cette grace, je demande que dans l’intervalle, et à défaut d’autre service, tu nous rendes celui d’être simple spectateur de notre tragédie, de ne pas grossir la troupe de mes adversaires, et surtout de ne pas faire de livres contre moi, comme je m’engage à ne rien faire contre toi. Je te prie en outre de penser que ceux qui se plaignent qu’on les traite de luthériens sont des hommes comme toi et comme moi, qui doivent, comme dit saint Paul, porter tour à tour le fardeau. C’est assez de morsures ; il faut pourvoir à ne pas nous dévorer l’un l’autre, ce qui serait un spectacle d’autant plus pitoyable, qu’il est très certain que ni l’un ni l’autre ne veut de mal, au fond du cœur, à la vraie piété, et que c’est sans entêtement que chacun persiste dans son opinion. Sois généreux pour mon peu d’habitude d’écrire, et au nom du Seigneur, adieu.

« Martin Luther. »

An 1524.


Que cette lettre est méprisante ! Singulière charité que celle qui ôtait à Luther tout respect pour un vieillard, pour l’ancien maître de sa jeunesse solitaire et désintéressée ! Quel orgueil perce à travers ces ironiques éloges ! Quelle haine franche du libre arbitre pratique dans cet homme qui ne permet pas la contradiction ! Le dirai-je aussi ? quel désordre dans les idées ! C’est une tête ardente et tumultueuse, c’est la chair et le sang, mais ce n’est pas un beau génie qui a inspiré ces choses. Nous sommes dans les coulisses de la réforme ! Les petites passions sont derrière les grandes choses, et le comédien derrière le héros. Il est vainqueur depuis hier, et déjà la tête lui tourne. Il lance contre les contradicteurs l’arme qui lui a servi à contredire ; il insulte son précurseur, son vieux maître : oh ! qu’il me soit permis de le répéter : combien les hommes valent moins que la cause pour laquelle ils combattent !

Cette lettre de Luther avait fait pressentir à Érasme le ton de sa réponse au traité du Libre arbitre. Quand Luther lut ce traité,