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sant à chaque pas, sur une glace raboteuse ; déjà notre petite troupe se divisait en avant-garde, en gros d’armée et en traînards : ces derniers étaient les deux péons chargés de nos bagages, jeunes gens de la vallée de San Juan, mineurs inoccupés qui se rendaient à Coquimbo pour chercher du travail.

Notre gîte pour la nuit était fixé à la Cueva del Pellon rajado, où, pendant un des plus terribles ouragans du mois de juin, deux hommes avaient péri de froid et de faim. Cette histoire, racontée très en détail par mes compagnons, était peu propre à relever le courage d’un Européen ; mais nous cherchâmes en vain l’entrée de cette fatale caverne : l’intensité de la gelée avait détaché le roc de la montagne, elle n’existait plus. Ainsi la Cueva maudite n’avait pas survécu long-temps aux victimes qu’elle avait si mal abritées ; dans quelques années, la mort des deux voyageurs prendra place parmi les nombreuses chroniques de la Cordillère ; leurs ombres viendront errer sur les débris ruinés de la grotte, et demander des prières aux passans.

Reprenant donc tristement notre route, nous gravîmes presque sur les genoux un monticule en pain de sucre, qu’on eût pu croire formé entièrement par la neige : là se trouve une autre caverne. Il était nuit ; tous les briquets étincelèrent en même temps. C’était à qui ferait flamber le premier les branches sèches, laissées là depuis un an peut-être. Nous avions grand besoin de repos ; nos mains étaient engourdies, nos pieds froids et humides : en moins de deux minutes l’eau bouillait, et nous humions le maté avec délices. C’est quelque chose qui tient le milieu entre boire et fumer : dans nos pays on ne peut guère apprécier le maté ; mais après avoir galopé pendant toute une journée, ou marché péniblement à travers les montagnes dans la neige, quand on est trop las pour pouvoir manger encore, et trop exténué pour attendre le puchero, ce breuvage humé lentement ranime par degrés l’estomac affaibli ; le feu brûlant allumé dans la poitrine par une excessive fatigue s’apaise peu à peu ; on se sent renaître ; accroupi autour des flammes, la tête dans ses mains, les mains sur ses genoux, on se laisse aller au vague de ses pensées, et avec un peu d’eau versée de temps en temps dans la calebasse, on prolonge indéfiniment cette innocente ivresse. Les habitans de ces contrées