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PASSAGE DES ANDES.

ont compris à leur manière et traduit par cette herbe précieuse la volupté du café, du thé, de l’opium ; avec un matecito ils se passent de tout, endurent la faim et la soif. Quiconque a vécu avec les Gauchos pourra dire quelle joie extatique, quelle béatitude se révèle sur leurs visages graves et sévères, quand ils pressent dans leur bouche la bombille de roseau. Les Chiliens, moins vagabonds et plus causeurs, en sont si avides, que, dans les fermes de la vallée d’Aconcagua où je m’arrêtai pour demander du lait, les paysans refusaient d’accepter des réaux d’argent, en me suppliant de leur faire cadeau d’une poignée d’yerba.

Pendant ce temps, le charque rôtissait sur les braises : les bagages étaient symétriquement disposés dans cette grotte étroite où nous avions à peine assez d’espace pour nous allonger tous. À nous voir ainsi, misérablement vêtus, taillant avec nos longs couteaux dans un morceau de viande sèche et coriace, et réfugiés dans cette caverne solitaire, au milieu de rocs inaccessibles, on nous eût pris pour des bandits rapportant au gîte du soir le butin de la journée. Pour moi, seul Européen au milieu de ces hommes plus ou moins identifiés avec la vie du désert, je me trouvais étrangement isolé. Personne à qui parler ; point de ces conversations intimes et consolantes, toutes d’épanchement, qui préparent si doucement au sommeil : le courrier seul était bon et affectueux ; on lisait sur sa physionomie la résignation d’un homme qui s’est voué aux plus rudes, aux plus périlleux travaux, pour soutenir une nombreuse famille.

Là au moins nous n’avions à redouter ni Salteadores, ni Montoneros ; mais une autre inquiétude venait troubler notre repos : cette grotte paraissait encore assez solide, il n’y avait pas d’apparence qu’elle s’écroulât prochainement, et cependant de petites pierres se détachaient de la voûte à toute minute ; leur chute était si fréquente, que nous étions alternativement éveillés en sursaut, et parfois elles tombaient sur le visage assez brutalement pour arracher aux péons de ces vigoureuses exclamations si ronflantes en espagnol.

Les gens accoutumés à dormir en plein air contractent, comme les chevaux, ces habitudes matinales, cet instinct merveilleux qui les tient debout une heure avant l’aurore. Pedro n’était pas homme à se laisser surprendre par la teinte blanche du matin ; nous étions