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un abattement sensibles, occasionnés par la lassitude et surtout les souffrances de chacun. Les péons et les guides étaient, selon l’expression du pays, empunados. La puna est une oppression accablante, accompagnée d’une forte toux ; on attribue cette incommodité à la fatigue qu’éprouve le voyageur obligé de monter toujours, et de se pencher haletant vers cette neige d’où s’échappe une émanation brûlante ; d’autres personnes en voient la cause dans le cuivre et l’antimoine que ces montagnes renferment en grande quantité. Le courrier, surchargé de marchandises à son compte, était horriblement exténué ; à peine pouvait-il prendre de la nourriture. L’Européen, doué d’une constitution plus robuste, supporte mieux ces fatigues. Je ne ressentais aucun indice de puna ; mais il est vrai aussi que ma charge était la moins pesante, et de plus elle consistait principalement en vivres qui diminuaient chaque jour.

Cette fois, nous partîmes de grand matin ; la croix du sud, l’étoile polaire de l’hémisphère austral, donnait l’heure à nos guides ; et ils étaient d’avis de marcher plutôt la nuit que le jour, pour trouver la neige plus ferme. Quand nous mîmes le nez à la porte, toutes les plaies de la veille se rouvrirent et commencèrent à saigner. Dans cet état, le poncho de laine égratigne indignement les mains fendues, et il est impossible de faire usage de gants ; les bottes durcies serrent le pied et le blessent. Quand tout est prêt, le cigarre s’allume, le bâton ferré résonne sur cette surface polie ; on glisse, on tombe ; personne ne songe à rire ; une heure se passe avant que la conversation ne s’engage, et la douce lumière du soleil peut à peine réchauffer une plaisanterie. De temps en temps se rencontre une ladera inquiétante, qu’il faut passer à toute force, en dépit du précipice ouvert et menaçant. On pose son pied enveloppé du tamango dans les pas du guide ; le bourdon piqué carrément dans la neige, on avance timidement, l’un après l’autre, sans oser regarder son voisin, traînant une jambe, s’accrochant du genou, du coude, et parfois des mains à cette muraille impitoyable. Le silence est horrible alors : on compterait le battement des poitrines à leur respiration pénible et saccadée ; celui dont le pied glisse, celui qui sent le sol fléchir pousse un soupir plaintif ; on a la sueur au front, mais c’est une sueur froide ; on ferme les yeux pour ne pas voir l’abîme, et