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ÉRASME.

forts de travail pour donner des gages aux plus exigeans, quoiqu’on l’eût vu, en moins de douze jours, lire une première partie d’un traité de Luther non encore publié, écrire une diatribe en réponse, la faire imprimer, la revoir, la mettre sous presse, afin que la riposte parût en même temps que l’attaque, et que les amis de Luther n’eussent pas à triompher, pendant l’intervalle de deux foires, de l’absence d’un contradicteur[1], ses ennemis répandaient qu’il jouait un jeu double, et qu’il désavouait à Bâle, dans de secrètes intrigues avec les professeurs, les doctrines de ses réponses à Luther. Œcolampade, l’un des principaux du parti à Bâle, qui était resté jusque-là dans de bons termes avec Érasme, avait donné le signal de la brouille en se plaignant de petits griefs, prétextes ordinaires des grands. Dans le colloque du Cyclope, Érasme représentait son personnage avec une brebis sur la tête, un renard dans le cœur, et un long nez ; Œcolampade avait cru s’y reconnaître, la nature lui ayant donné en effet un long nez, un caractère mi-parti de renard et de brebis. — « C’est mon domestique Nicolas, disait Érasme, qui m’a demandé à figurer dans un colloque, avec son long nez, son bonnet de laine et son teint jaune. — Mais je porte aussi un bonnet de laine, disait Œcolampade. — Je n’en savais rien, répondait Érasme. — Mais un jour que je venais au-devant de toi dans la rue, reprenait Œcolampade, n’as-tu pas rebroussé chemin et pris une autre rue pour éviter de me saluer ? — Je ne t’avais pas vu venir, disait Érasme. J’ai pris la rue par où je vais d’ordinaire au jardin de Froben, comme le plus court chemin et le moins infecté de mauvaises odeurs. Mon domestique m’ayant dit que tu passais, j’ai fait un mouvement pour te rejoindre, mais des amis que j’avais là m’ont retenu. » Sous ces puériles explications se cachaient des dissentimens profonds. Œcolampade était trop à Luther pour rester l’ami d’Érasme ; et derrière cet homme il y avait tout un peuple prêt à faire cause commune avec lui. Érasme vit venir l’orage, et pensa dès-lors à plier sa tente et à recommencer, à plus de soixante ans, sa vie de pèlerin.

  1. 1056. A. C.