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le bien et sachant le faire, et, si nous regardons à la foi, d’un homme de milieu en toutes choses.

C’est d’ordinaire après le récit de la mort et des funérailles d’un homme célèbre que le biographe trace son portrait final. Peu d’historiens et de critiques résistent au plaisir de s’essayer dans le portrait, et de faire tenir tout un homme dans quelques lignes réduites et expressives. C’est un des usages de l’ancienne rhétorique auquel il a été le moins dérogé, parce que nul autre ne flatte plus notre vanité, et ne nous fournit des effets de diction plus faciles et plus goûtés. Il semble alors qu’on pèse son héros dans ces balances dont parle Juvénal[1], et qu’on sache son poids tout juste, comme Dieu qui l’a envoyé dans le monde ; on croit avoir le secret de ces ames privilégiées, et parce qu’on les a résumées en les mutilant, on se figure qu’on les domine de toute son intelligence personnelle et de toute la supériorité de son époque. Or, presque tous ces portraits sont faux et incomplets, surtout par leur prétention à imposer l’unité à des caractères très compliqués, et comme ils suivent immédiatement le chapitre de la mort, je puis bien les comparer, pour la plupart, à ces masques de plâtre qui reproduisent la face du cadavre, la charpente osseuse, les lignes, mais point la vie.

Toutefois, pour les hommes célèbres qui ont agi sous l’influence d’une passion, et qui se sont illustrés à vouloir uniquement et fortement une chose, et à la suivre en droite ligne, sans dévier ni broncher, un portrait général peut avoir plus de parties vraies, et n’être plus seulement un ingénieux exercice de style. C’est que la passion donne à ces hommes de l’unité, et que l’unité est plus aisée à peindre que la diversité ; c’est que ce n’est plus l’homme, dans la liberté infinie de sa nature, avec toutes ses actions et toutes ses pensées de hasard, plus nombreuses peut-être que celles dont se compose sa vie professée et publique ; c’est un homme enfermé dans un cercle qu’il s’est tracé, ou que Dieu lui a tracé, qui a plus de hauteur que d’étendue, et qu’il n’est pas impossible de mesurer, les hommes de passion ne s’élevant jamais à une si haute

  1. Expende Annibalem, quot libras in duce tanto ?