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ÉRASME.

d’un écrivain à qui la tête ne tournerait pas en présence d’un si formidable travail d’analyse et de synthèse, et qui aurait assez de force pour supporter cette épreuve où j’avoue que j’ai succombé ; — c’est à savoir ce moment où la curiosité devient une douleur, où l’on sent qu’une découverte de plus en chasse une autre déjà faite, et qu’une face de l’homme nouvellement éclairée en met une autre dans l’ombre. Au reste, nous vivons dans un temps où l’on ne peut plus proposer sérieusement à un homme la gloire de décrire complètement un autre homme. Le temps manque aux fils pour connaître leurs pères ; nous marchons vers un avenir incertain avec les trois quarts du passé inconnus.

x.
Influence littéraire d’Érasme. — Ses principaux écrits. — Les cicéroniens. — Pensée de ce travail.

Il ne faudrait pas juger les travaux littéraires d’Érasme sous le point de vue spécial de l’art. Il n’y a pas d’art, à proprement parler, dans les ouvrages d’Érasme ; il y a de l’esprit, de l’imagination, de l’ordre, des expressions vives, colorées ; mais tout cela n’est pas encore l’art. Fruit délicat de mille convenances, les unes dépendant de la nature heureuse de l’écrivain, les autres de son époque et de sa langue, l’art, au sens spécial du mot, ne peut pas se trouver chez un auteur qui n’écrit pas dans la langue de sa mère, ni à une époque qui a tout au plus un grossier instinct littéraire, et où l’on amasse les matériaux d’où doit sortir, à des époques plus favorisées, le noble et durable édifice de l’art. Érasme lui-même, et tous les hommes distingués qui se formèrent ou se développèrent par la lecture de ses ouvrages, n’ont été que des philologues, quelques-uns doués des qualités de l’imagination, et à force de ferveur et d’enthousiasme, créant dans une langue érudite une sorte d’éloquence naturelle. Mais leurs meilleurs livres ne résisteraient pas à l’examen d’une critique qui aurait pris ses principes et ses délicatesses dans les chefs-d’œuvre de ces époques vraiment littéraires, où une langue