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se trouvaient, ce soir-là, joyeusement attablés près du feu, ayant chacun devant eux un pichet en faïence rempli de cidre nouveau. Le peu d’élégance de leur costume, uniquement composé de berlinge et de gros drap, n’aurait pas suffisamment indiqué leur condition à une époque où beaucoup de gentilshommes bretons conduisaient la charrue en habit de toile et l’épée au côté ; mais l’absence de celle-ci prouvait clairement qu’ils n’appartenaient, ni les uns ni les autres, à la noblesse. C’était en effet une réunion de gens du peuple, mais d’autant plus digne d’être observée, que ces cinq hommes résumaient alors toute la littérature du pays : c’étaient les quatre plus grands poètes connus de la Bretagne.

Le plus vieux d’entre eux, Ivon Troadec (Ives aux grands pieds), était le sonneur[1] le plus renommé des pays de Goëlo et de Tréguier. Il passait pour maître consommé dans l’art du bigniou et de la bombarde ou hautbois. Nul ne savait comme lui conduire un branle, et sa présence seule donnait de l’éclat à un pardon ou aux aires neuves. Il était également recherché dans les châteaux, où il passait souvent des semaines entières, pendant l’hiver, jouant du rebec et donnant le bal à la jeune noblesse. Outre sa réputation musicale, il avait encore acquis une grande célébrité comme rimeur, et l’on citait de lui une foule de guerz populaires qui se chantaient à tous les fours et à tous les moulins de la vallée. Ivon Troadec était un vieillard joyeux et sensible, une espèce d’Anacréon de bourgade, dont l’ame sans fiel débordait dans de gracieuses compositions et d’innocentes railleries. Sa figure grotesquement curieuse portait l’empreinte de ce caractère bienveillant, dépourvu d’écorce et d’angles, qui l’avait rendu le bienvenu de tout le monde.

Le voisin qu’il avait à ses côtés formait avec lui, au physique comme au moral, le plus entier et le plus frappant contraste. C’était un homme dont l’extérieur annonçait une vigueur peu commune. Il était petit, mais large, anguleux, massif ; on eût dit un buste d’Hercule soudé aux courtes jambes d’un Lapon. Ses cheveux roux tombaient en désordre sur un vaste front épanoui qui s’alliait singulièrement au reste de son visage, dont les traits confus rappelaient assez ces esquisses grossièrement indiquées par le fusain d’un dessinateur inhabile. Or, ce petit homme à figure sauvage n’était autre que Ian Abalen, autrefois soudard du comte de Rieux, établi, depuis quelques années, à Bréhand-Loudéac, comme arquebusier et fourbisseur d’armes, et auteur du fameux drame des Quatre fils d’Aymon.

Vis-à-vis étaient assis deux autres buveurs. L’un était Per Coatmor

  1. Musicien.