Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 3.djvu/670

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
662
REVUE DES DEUX MONDES.

qu’on mesure d’un seul coup d’œil toute l’étendue de la révolution morale, sans laquelle les institutions électives et les formes américaines ne s’acclimateraient jamais parmi nous.

En Amérique, l’homme a fait la société ; en Europe, la société a fait l’homme. Le citoyen des États-Unis compte sur lui-même, le citoyen français compte sur le pouvoir. Aux yeux de celui-ci, l’intervention du pouvoir est le droit commun ; aux yeux de celui-là, c’est l’exception. Pour l’un, la liberté consiste à limiter la force gouvernementale, pour l’autre, à faire fonctionner cette force à son profit. Qu’exige-t-on du gouvernement par-delà l’Atlantique ? Qu’il laisse à elle-même une société à laquelle le désert et l’esprit d’entreprise ne manquent pas. Que lui demande-t-on en France ? De présenter des lois libérales, de concevoir et d’exécuter des projets philantropiques, tout en diminuant le budget ; il doit à la fois étendre au dehors l’influence nationale, puis, au dedans, creuser les canaux et faire les routes. Malheur à lui s’il n’agit pas ! malheur à lui s’il dépense ! En Amérique, le gouvernement central est un notaire qui enregistre et sanctionne tout ce qu’entreprennent, dans leur sphère indépendante, chaque état, chaque commune, chaque association ; en France, c’est un entrepreneur sur lequel tout le monde se repose du soin de ses affaires, sous condition de l’insulter et de le bien payer.

« C’est dans la commune que réside la force des peuples libres. Les institutions communales sont à la liberté ce que les écoles primaires sont à la science ; elles la mettent à la portée du peuple ; elles lui en font goûter l’usage paisible et l’habituent à s’en servir. Sans institutions communales, une nation peut se donner un gouvernement libre, mais elle n’a pas l’esprit de liberté. Des passions passagères, des intérêts d’un moment, le hasard des circonstances, peuvent lui donner les formes extérieures de l’indépendance ; mais le despotisme repoussé dans l’intérieur du corps social, reparaît tôt ou tard à la surface[1]. »

Le jeune publiciste qui a consigné cette sentence en tête d’un livre où éclate une merveilleuse sagacité, a fait avec raison de la commune l’élément de la vie sociale, et, si je l’ose dire, la monade des institutions républicaines aux États-Unis.

Je crains bien que le principe générateur d’où découle le gouvernement local et libre de l’Amérique, n’explique également par son absence la disposition manifeste de la France pour un pouvoir fort et centralisé. La commune, c’est-à-dire la tribu organisée pour fonctionner libre-

  1. De la Démocratie en Amérique, par M. de Tocqueville.