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pas un instant de repos ; toute cette masse était incessamment soulevée par la masse qui venait d’en haut, et, refoulée dans toutes les directions, bouillonnait autour de ses rives, comme une mer en fureur qui ne pourrait trouver d’issue. Ayant ainsi son volume doublé par l’air qu’elle recevait, n’étant déjà plus de l’écume, et n’étant pas encore de l’eau, elle se précipitait presque aussi vite que la cascade elle-même par une étroite fissure de rochers, et courait près d’une demi-heure, comme éperdue de sa chute, sans reprendre la belle couleur verte qui lui est naturelle. Le volume des eaux était comparable à celui du Rhin à Schaffouse, et nous étions dans la saison la plus sèche de l’année. Qu’on se représente, si on le peut, d’après mes faibles paroles, ce magnifique spectacle ; qu’on réunisse ce qu’on a jamais vu de plus horrible aux yeux, de plus effrayant pour les sens, de plus étourdissant pour la pensée, et on n’aura qu’une idée bien imparfaite de cette grande cataracte, qu’on nomme Riukan-Fossen (chute de brouillard) ; elle payait à elle seule le voyage de Norwège. Aucun autre pays n’en peut produire de semblables ; il leur faut les Alpes suisses sous la latitude Scandinave. Toutes les cascatelles de l’Europe ne méritent pas qu’on en parle auprès de celle-ci. La chute de Laufen l’égale en volume ; mais elle ne tombe que de soixante pieds ; et en Norwège elle n’aurait pas même un nom. Le Niagara, d’une immense étendue, est peu élevé ; les cascades du Gotha près de Gottembourg, de la Glommen près de Christiania, ne sont que de grands rapides. Une seule cataracte de Norwège est comparable à celle-ci : c’est celle de Voring-Fossen, dans la province de Bergen. En côtoyant avec précaution les bords du précipice, pour le voir sous différens aspects, nous trouvâmes une petite plate-forme de rocher qui, suspendue au-dessus de l’abîme, semblait un balcon naturel destiné à recevoir des spectateurs. La corniche n’avait pas plus de quatre pieds de large : nous nous couchâmes l’un après l’autre sur la pierre polie. Nos guides, placés derrière nous, nous retenaient par le pied. En penchant la tête hors de l’ouverture, nous nous trouvâmes surplomber sur le gouffre. Quiconque n’a pas eu de vertige dans cette position, peut s’en croire préservé pour jamais ; pour moi, je n’ai rien vu d’aussi horrible que cette grande chaudière en ébullition,