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surface en même temps que les grands chênes des forêts, et qui tombent foudroyés souvent par la main du Seigneur. Ces hommes ne se mêlent pas aux autres hommes, et, dans le commerce éternel qu’ils entretiennent avec les grandes choses de la nature, s’il leur arrive de regarder ici-bas et de s’éprendre d’une affection, d’une douleur terrestre, ils fondent aussitôt dessus comme l’aigle sur l’agneau qui paît dans l’herbe, l’emportent dans leur nuage, et là, seuls, vis-à-vis d’elle, se mettent à la couvrir d’un vêtement céleste dont ils empruntent la blancheur aux neiges de la montagne et l’éclat splendide aux rayons du soleil. Ces génies-là vivent tous isolés ; jamais ils n’ont laissé les illusions s’approcher, de peur que ces blanches déesses ne les vinssent distraire de leur impassible contemplation. Chez eux la réflexion tient lieu du sentiment. Ils feront Marguerite, Claire et Brackenburg sans avoir jamais aimé. Chez ces hommes, le cerveau a dévoré le cœur. Je sais qu’il est beau de créer sans s’émouvoir de son œuvre, à la façon du Jupiter antique ; je sais qu’il convient au poète de rester froid au milieu des passions qu’il allume et de toucher du doigt des cœurs désespérés sans rien garder de leur affliction ; et cependant il faut avouer que, si c’est là la mission du poète, celui qui l’accomplit renonce à sa nature première, et pour la poésie abdique son humanité. Si le poète n’écrit pas dans l’œuvre son nom avec son sang, l’œuvre restera, pourvu qu’elle satisfasse aux conditions du beau, mais son nom périra dans l’avenir. Le Christ, en venant sur la terre, a bien souffert de nos douleurs ; pourquoi donc le poète ne souffrirait-il pas des douleurs qu’il exprime ? Celui qui demeure calme et serein, qui se défend de toute passion comme d’une chose fatale et nuisible à la santé de son corps ; qui laisse mourir Frédérique pour ne pas lui donner trois ans de sa jeunesse et s’éteint après dans la gloire de son isolement, celui-là est l’homme des temps antiques, un païen de Rome ou d’Athènes, un marbre aboli que j’admire en passant, mais ne puis adorer. Schiller, Uhland, Novalis, voilà les poètes que j’aime, les martyrs dont j’épouse la religion. Je ne suis pas de ceux qui n’ont de sympathie que pour les forts.

Uhland et Novalis, ces deux génies qui paraissent d’abord si opposés l’un à l’autre, et qui pourtant sont frères et se tien-