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ment du xiiie siècle ; mais la plupart des histoires qu’il a réunies paraissent empruntées à des écrivains d’une époque fort antérieure.

Autrefois, dit-il, vivait en Normandie un riche bourgeois qui, n’ayant qu’un fils, eut la malheureuse idée de l’allier à une grande famille, et demanda pour lui, en mariage, la fille d’un gentilhomme. La fortune du bonhomme, qui était considérable, tenta les parens de la demoiselle et les fit consentir à cette union ; mais ils exigèrent que les nouveaux mariés fussent mis sur-le-champ en possession de tous les biens ; cela était, disait-on, indispensable, pour que le fils, s’il ne devenait pas noble par cette alliance, pût au moins vivre noblement. Le vieillard consentit à tout ; il n’avait pas lu les Deux Gendres, pas même Conaxa, et ce fut tant pis pour lui, car son sort fut exactement celui du beau-père dans les deux pièces que je viens de nommer. Bientôt dans la maison qui lui avait appartenu il ne se trouva pas une seule chambre dont sa belle-fille le laissât en paisible possession, et il fut relégué avec sa vieille femme dans un réduit obscur attenant à la cuisine. Si leur logement était mauvais, leur nourriture l’était encore plus, et les restes des valets semblaient presque trop bons pour eux. Le fils, qui d’abord n’avait fait que céder à regret aux instances de sa noble moitié, devint bientôt aussi dur qu’elle et ses parens craignirent de lui rien demander.

Un jour la pauvre vieille, qui avait excusé son fils aussi long-temps qu’elle avait pu, et qui d’ailleurs souffrait moins pour elle-même que pour son mari des privations qui leur étaient imposées à tous deux, sentit de son bouge l’odeur d’une oie qu’on rôtissait à la cuisine. C’était le plat qu’elle servait à son mari lorsque dans leur bon temps elle voulait le régaler. Mon ami, lui dit-elle, pourquoi n’irais-tu pas prendre ta part de ce morceau ? tes enfans ne pourraient le trouver mauvais ; tiens, voilà ton meilleur habit ; grâces aux reprises que j’y ai faites hier, il est encore présentable. Va, dépêche-toi ; si je n’y vais pas moi-même, c’est que je n’ai pas aujourd’hui d’appétit.

Le vieillard se laissa persuader ; il venait de voir apporter l’oie, et pourtant lorsqu’il entra, elle était déjà disparue ; on avait reconnu ses pas, et le fils s’était empressé de cacher le plat sous un lit. Le père, dit mon auteur, ne fut pas peu surpris de voir qu’une oie sans plumes eut pu s’envoler ainsi ; il balbutia quelques mots et se retira bientôt, pénétré de douleur à cette nouvelle preuve de dureté. À peine fut-il parti, que le fils s’empressa de retirer le plat du lieu où il l’avait caché ; mais qu’aperçut-il ? Sur cette oie était étendu un énorme crapaud qui le regardait avec des yeux flamboyans, et qui tout d’un coup, s’élançant vers lui, se cramponna à son visage. Tous les efforts qu’on fit pour le délivrer restèrent